Hommage à notre collègue, hommage à l’école

Lise s’est donné la mort ; disons plutôt qu’elle a donné sa mort… Elle a donné sa mort à voir, elle a donné sa mort à méditer.

Dans l’antiquité déjà, les sacrifices humains se faisaient par le feu ; ici aussi, c’est bien de cela qu’il s’agit.

Lise a fait le sacrifice de sa vie, pour se soustraire à une trop grande douleur, pour espérer une autre école, dans une autre société…


Douleur intense : oui, on souffre de ce métier (ce métier « empêché », qu’on n’a pas les moyens de faire bien), on a mal à l’école (cette école de l’évaluation-sélection, de la concurrence-compétition), on est blessé dans l’estime de soi (poussé à appliquer des réformes que l’on conteste, à accomplir des tâches dont le sens nous échappe) et on est touché au cœur (où est le cœur du métier ? la belle mission de la transmission ?)

Nous sommes perdus, égarés, errants…

Nous sommes en butte au doute, certes, mais aussi à toutes les violences.

  • violence de la société d’abord : précarité, pauvreté, voire misère des familles qui impactent et imprègnent nos élèves ;
  • violence de la hiérarchie aussi : pressions, injonctions, contrôles, mises au pas ;
  • violence de l’institution : obligations d’objectifs, de résultats, de performance… ;
  • violence de l’école quand son rôle se résume à opérer le tri sélectif des élèves, sans jamais se donner les moyens de faire réussir tout le monde, quand elle transforme ses propres profs en machines à recycler les déchets ;
  • violence humaine : le taux de suicides parmi les personnels de l’éducation nationale, sur leur lieu de travail, est presque deux fois plus élevé qu’à France Télécom ;
  • violence parfois de la salle des profs où règne le chacun pour soi, le chacun fatigué, le chacun pressuré, le chacun qui cherche à se protéger… au détriment du collectif, et de la solidarité, de moins en moins faciles à faire exister ;
  • violence des élèves pour qui l’école est violence !

Ils ont voulu détruire l’école, ils ont commencé par détruire les personnels ; « mort pour la défense du service public d’éducation », pourrait-on lire sur les épitaphes des nos collègues…

Et le libéralisme compte ses morts, avec tout le cynisme qu’on lui connaît. Mais cette détresse des personnels qui ne peuvent plus faire du « beau » travail, qui s’épuisent, qui se perdent, qui se désespèrent, il faudra bien que les puissants l’entendent, et en tirent des conclusions.

Il aura donc fallu en arriver là pour qu’ils comprennent ? Cela fait des années que l’on alerte, que l’on manifeste, que l’on conteste, que l’on désobéit, que l’on se bat ; il faut une autre école, une école commune, coopérative, pour laquelle un élan de démocratisation est essentiel. Une école égalitaire, humaine qui permette la construction et l’épanouissement des individus.

Il nous faut une école qui aide à grandir, une école qui élève et qui éduque…

[([*Cela fait des années que nous luttons et revendiquons.

Et c’est de cela que Lise est morte : morte de l’absence de réponse. Et c’est insupportable.

Aujourd’hui, nous pleurons une collègue, et nous lançons un cri d’alerte : que les décideurs entendent enfin, que le cynisme cesse et que l’ambition humaniste fasse figure de projet éducatif, en lieu et place des calculs capitalistes à l’œuvre.*] )]

Plus jamais une école qui tue ses enseignants.

Véronique Ponvert


**Écouter, ci-dessous, la chronique de Audrey Pulvar sur France Inter le 20 octobre :


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Lettre ouverte au Recteur de l’Académie de Montpellier

Béziers, le 19 octobre 2011

A Monsieur le Recteur de l’académie de Montpellier

s/c de M. le Proviseur de la cité scolaire Jean Moulin, Béziers

Monsieur le Recteur,

Nous avons, au mois de septembre, demandé et obtenu une audience au sujet de la situation préoccupante de la cité scolaire Jean Moulin. Reçue dans les délais les plus brefs, notre délégation a certes pu exposer des éléments objectifs et concrets qui ont permis un diagnostic partagé, précis et très alarmant de nos conditions de rentrée.

La situation de la cité scolaire est donc connue, mais aucune mesure n’a été prise sur le terrain. L’acte de notre collègue nous a tous plongés dans un état de vive émotion, de tension extrême et de colère.

Nous regrettons de ne pas vous avoir rencontré dans ce moment de crise. A la veille de reprendre les élèves, les personnels font un constat terrible : celui de leur désarroi face à un tel traumatisme.

Nous tenons à cet égard à remercier chaleureusement l’ensemble des bénévoles qui sont intervenus dans le cadre de la cellule psychologique.

Nous demandons unanimement l’ouverture d’une enquête administrative sur les circonstances de ce drame, car nous ne pouvons nous satisfaire des explications fournies par nos autorités de tutelle.

Cet événement d’une extrême violence a amplifié de nombreux questionnements, et en a suscité d’autres, au sujet de nos conditions de travail, et au sujet de la manière dont les personnels de l’Education Nationale ne sont ni entendus, ni aidés, ni suivis lorsqu’ils rencontrent des difficultés dans l’exercice de leurs missions, de plus en plus lourdes et complexes.

La multitude des témoignages que nous recevons de nombreux établissements de France, nous montrent que nous sommes dans la même situation. La parole est en train de se libérer sur le malaise enseignant : écoutez-la !

Nous sollicitons une audience dans les plus brefs délais pour entendre nos attentes parmi lesquelles :

  • Mettre en place une médecine du travail adaptée ;
  • Restituer les moyens perdus depuis cinq ans ;
  • Adapter les moyens aux besoins et aux spécificités de chaque établissement, en concertation avec les personnels.

**FAITES NOUS CONFIANCE !

Veuillez agréer, M. le Recteur, l’expression de nos salutations respectueuses.

Les personnels de la cité scolaire Jean Moulin, Béziers.
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Education: tu enseigneras dans la douleur…

Lucie Delaporte – Mediapart

http://www.mediapart.fr/journal/france/191011/education-tu-enseigneras-dans-la-douleur

**Jeudi 20 octobre, cela fait juste une semaine qu’au lycée Jean-Moulin de Béziers, une enseignante de mathématiques, Lise Bonafous, 44 ans, a mis fin à ses jours en s’immolant en pleine cour de récréation.

Ici, les cours n’ont pas repris et près de 2.000 personnes ont participé à la marche blanche organisée à Béziers, mardi.

Ailleurs dans la communauté éducative, les actions, parfois très spontanées, se sont multipliées : débrayage d’une heure, minutes de silence, port de brassards blancs…

Preuve d’une grande émotion partagée, ce jeudi, beaucoup d’enseignants vont marquer leur solidarité avec leur collègue. «Elle a quand même dit avant de mourir “Je le fais pour vous”, son acte a un sens», souligne, par exemple, un prof sur un forum de discussion.

Un autre s’interroge: «Combien de drames va-t-on encore attendre avant de dire “Tiens, il y a des soucis dans le milieu enseignant?” Tout cela me donne la chair de poule…»

Georges Fotinos, ancien inspecteur général et auteur du rapport La qualité de vie au travail dans les lycées et collèges.

Le burn-out des enseignants – exclusion des élèves (lire ici), estime que «17 % des professeurs» sont victimes de burn-out (contre 11 % dans les autres professions). Et que «près de 30 % des enseignants» interrogés pour cette enquête ont dit « songer, souvent, à quitter le métier».

Il y a quelques mois, alors que nous enquêtions sur les démissions de professeurs, nous avions rencontré Claire-Hélène Pinon, enseignante chevronnée de français.

Après plus de dix ans dans des établissements classés difficiles comme la cité scolaire Henri-Bergson du XIXe arrondissement de Paris, elle avait choisi de mettre un terme à sa carrière.

La tragédie de l’enseignante de Béziers lui remémore ses souffrances: la tentative de psychiatriser le cas Lise Bonafous, dont le ministre Luc Chatel a immédiatement fait une «personne en état de grande fragilité», lui rappelle le discours qu’on lui tenait à l’époque.

«La médecine du rectorat m’avait mise en arrêt maladie en précisant que mon état était “non-imputable” à mon service», raconte-t-elle.

Difficile de politiser le débat sur l’enseignement quand l’institution n’a de cesse de vous renvoyer à vos «problèmes personnels». «En clair, le problème, c’est moi, et pas mes conditions de travail!» Comme pour les salariés de France Télécom.

Pourtant Claire-Hélène Pinon, qui durant ces dix années a pris des antidépresseurs, constate aujourd’hui: «Depuis que j’ai quitté l’enseignement, je n’ai plus besoin d’antidépresseurs.»

Masquer à tout prix les difficultés

«Très exigeante», «à l’ancienne», le discours qui s’est peu à peu développé sur l’enseignante de Béziers, que certains parents ont aussi décrite comme «peu aimée de ces élèves», a aussi sonné familièrement chez Claire-Hélène Pinon.

«Il est aujourd’hui mal vu d’être un prof exigeant, et non pas tellement par les élèves ou les familles d’ailleurs, mais par l’institution. C’est exactement ce que j’ai vécu: on me reprochait mes moyennes inférieures aux autres – je refusais de mettre la moyenne à un élève qui faisait trois fautes par phrase.

On me disait que je passais trop de temps à expliquer des points de grammaire difficiles, alors que si les élèves décrochaient, il fallait passer à autre chose.»

Le plus difficile, raconte-t-elle, a été la perte progressive du sens même de sa mission d’enseignante.

Les expériences pédagogiques («4e sport… la 6e expérimentale où il s’agissait d’apprendre à ces élèves à compter en maniant des ballons de foot…», détaille-t-elle acerbe) se résument selon elle à mettre dans ces classes les élèves en grande difficulté, «ceux qui ont besoin, encore plus que les autres de cadres bien structurants.

Le pire, c’est que beaucoup n’avaient rien demandé et ont très mal vécu d’être mis dans “les classes de débiles”».
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Devant tant d’incompréhension, peu à peu, le dialogue avec sa hiérarchie s’est étiolé.

«Les chefs d’établissement ont leurs contraintes. Il ne faut surtout pas faire trop de conseils de discipline parce que cela remonte au rectorat et peut nuire à l’image de l’établissement.

Pareil pour le niveau des élèves, il faut à tout prix masquer les difficultés. On passe sur tout. Le moyen de tenir pour beaucoup de mes collègues, c’était de se voiler la face. Moi je n’y arrivais plus.»

Face à ces conditions de travail de plus en plus pesantes – «Il était très difficile d’obtenir le carnet de liaison de mes élèves, demander à un élève d’enlever sa casquette pouvait faire toute une histoire» –, sa hiérarchie lui demande simplement d’être indulgente.

Parallèlement, les collègues, souvent jeunes dans ces établissements difficiles où ceux qui ont un peu d’ancienneté prennent leurs jambes à leur cou, n’osent pas dire les difficultés qu’ils rencontrent.

«Une réunion a par exemple été organisée pour parler d’une classe totalement ingérable. Or devant la direction, chacun a raconté comment, dans sa classe, tout se passait merveilleusement bien !

Les profs ont complètement intégré l’idée que si cela se passe mal, c’est uniquement de leur faute.» Dans ce contexte, celui qui dénonce des situations inacceptables finit bien vite par déranger.

Provoquer une prise de conscience

Alors qu’elle y pensait depuis plusieurs mois, un événement a précipité sa décision de quitter un métier qui était aussi une vocation.

«Il y a eu ce conseil de discipline pour une élève qui avait griffé au visage un prof alors qu’il tentait de lui confisquer son portable. Un élève avait filmé la scène sans que cela semble poser de problèmes à personne. Tout le monde a ri quand je me suis étonnée qu’on ne cherche pas les responsables.»

Devant le manque de soutien de sa hiérarchie, elle claque donc bruyamment la porte.

Elle aussi voulait provoquer une prise de conscience. Ne pas partir sur la pointe des pieds, comme beaucoup d’enseignants écœurés.

Une de ses anciennes collègues, consciente que la phrase résonne aujourd’hui étrangement, se souvient : «Elle nous avait dit : “Il faudrait faire un truc, je ne sais pas, on devrait peut-être s’immoler”…»

A l’époque, fin décembre 2010, l’immolation du jeune Mohammed Bouazizi en Tunisie et l’immense révolte qu’elle suscite sont dans tous les esprits. L’idée du sacrifice qui réveille les consciences, Claire-Hélène, qui était alors au bord du gouffre, y a pensé. «Je me suis dit: qu’est-ce qu’il nous reste pour nous faire entendre?»

Elle a finalement écrit une lettre de démission à son chef d’établissement en prenant soin de la rendre la plus publique possible.

Elle, toujours très bien notée par son inspection, toujours saluée par ses collègues comme «une excellente prof», pointe le «climat délétère qui règne dans l’établissement : incivilités, refus d’obéissance, insultes, violences à l’égard des adultes se sont banalisés au point que les élèves, se sentant dans une situation de toute-puissance, n’ont même plus conscience de la gravité de leurs actes.

Un tel désordre règne dans les escaliers et les couloirs, qu’il nous est impossible de circuler sans être bousculés, raillés, invectivés, les bagarres y éclatent plus que quotidiennement.

Cette situation de violence tant physique que verbale ne devrait pas être».

Et poursuit ainsi: «Je refuse de continuer à assister à la complaisance avec laquelle certains adultes confortent ces enfants dans leurs dérives au lieu de tout faire pour les aider à en sortir.

Je refuse de continuer à assister, impuissante, à ce gâchis généralisé, nos élèves les plus fragiles étant les premières victimes de notre incapacité, voire notre réticence, à instaurer les conditions nécessaires à leur apprentissage.

Je refuse de continuer à participer de ce spectacle affligeant que nous offrons quotidiennement à nos élèves et qui me fait honte. J’aime mon métier par-dessus tout mais il ne m’est plus possible, dans ces conditions, de continuer de l’exercer et j’ai perdu tout espoir que cela ne change.

C’est pourquoi, Monsieur le Proviseur, j’ai l’immense regret de vous présenter ma démission.»

Le sentiment de gâchis était trop grand: «J’étais en train d’y laisser ma peau.» Aujourd’hui en reconversion, Claire-Hélène Pinon refait des projets.

Le drame de Béziers lui a rappelé dans quelle situation vivent beaucoup de profs. En 2009, 54 suicides au sein d’un établissement scolaire ont été officiellement recensés.