Nonfiction.fr - De quand peut-on dater la volonté de l’Education nationale de repérer dès leur plus jeune âge les enfants « à risque » ?
Christian Laval - Le projet de ficher et de classer les élèves de moins de 5 ans, c’est-à-dire les élèves de grande section de maternelle qui vient d’être révélé par Le Monde entre en parfaite cohérence avec la série des tentatives qui depuis plusieurs années consistent à faire de l’école un lieu de repérage de la « dangerosité » potentielle des individus dans une logique qui mêle des considérations pseudo médicales sur les « conduites à risques » des plus jeunes enfants et des considérations de sécurité publique sur la délinquance.
L’INSERM avait lancé un premier ballon d’essai en 2005, ce qui avait donné lieu à une riposte à grande échelle de l’association « Pas de zéro de conduite » en 2006 (plus de 200 000 signataires de la pétition).
Le projet révélé aujourd’hui, et qui cherche visiblement à transformer les inspecteurs et les enseignants de maternelle en relais et agents de la police des comportements, démontre qu’il s’agit bien là d’une véritable stratégie de normalisation des individus qui intègre de facto le système scolaire dans un vaste ensemble de dispositifs sécuritaires, et ceci évidemment au nom des meilleures intentions « démocratiques » : refus de l’échec scolaire, bonne « intégration », etc.
tests de CE1 et de CM2, et bientôt en 5e, livret personnel de compétences, constitution de bases de données sur les élèves (« bases élèves »), stockage numérique des bulletins scolaires, etc.
Ceux qui ne voulaient rien savoir des alertes envoyées par les enseignants « désobéisseurs », les associations de parents et les syndicats, quant au caractère normalisateur et liberticide de cette « folie évaluation » dont parle justement Roland Gori, vont bien être obligés aujourd’hui d’ouvrir les yeux.
Nonfiction.fr - Comment les initiatives allant en ce sens s’inscrivent-elles dans le processus de mutation de l’école que vous analysez dans La Nouvelle école capitaliste ? Quels en sont les soubassements idéologiques ?
Christian Laval - Trier les élèves de moins de 5 ans en trois catégories sur la base de leurs conduites observées en classe, comme le ministère apparemment voudrait le faire, rapproche un peu plus l’éducation de l’usinage de pièces détachées ou de l’élevage de poulets en batterie, selon un processus qui nous amène à plus ou moins brève échéance au « meilleur des mondes » du néolibéralisme avancé.
Mais pour saisir complètement la signification politique et sociale d’un telle mesure, il faut comprendre le sens des transformations actuelles des systèmes éducatifs.
Rien de pire ici que la myopie qui interdit de voir la logique d’ensemble. L’école est l’objet d’un ensemble de mesures qui forment ensemble ce que j’ai qualifié de "réforme managériale et sécuritaire de l’école ».
Cette double dimension, présente à tous les niveaux, est particulièrement claire dans le cas qui nous occupe.
Expliquons-nous. La nouvelle école capitaliste, selon le titre du livre collectif auquel j’ai récemment contribué, est précisément un système qui vise à produire de façon ultra-rationalisée, du capital humain, c’est-à-dire du matériau physique et intellectuel le plus parfaitement adapté à « l’économie de la connaissance », nom que l’on donne à un capitalisme qui utilise de manière intensive, et use de façon accélérée, des « compétences » cognitives, comportementales et psychiques que le système scolaire est censé lui fournir « clés en mains ».
Cette norme, en dehors de laquelle on ne comprend rien à la signification de la logique des « compétences », privilégie le « comportemental » dans la mesure même où il s’agit de produire des individus qui auront à encaisser tous les chocs d’une économie de concurrence et d’innovation, à renouveler en permanence leurs « stocks » de compétences selon le principe qu’un chômeur est celui qui n’a pas été un bon « entrepreneur de lui-même », c’est-à-dire qui n’a pas assez judicieusement investi dans le « capital humain » qu’il est supposé être devenu jusqu’au plus intime de lui-même.
En un mot, s’opère en ce moment, et pas seulement à l’école, une hybridation inédite entre la colonisation économique des institutions et l’universalisation de l’impératif sécuritaire.
Et pour le dire de manière encore plus ramassée, l’évolution de l’école montre que le capitalisme autoritaire est en train de saper tout ce qui pouvait encore relever d’une tradition humaniste et d’une vocation émancipatrice.