Services publics : Nos ennemis pensent et agissent !

Le New Public Management, né dans les laboratoires du néo-libéralisme au cours des années 70, serait la réponse à des situations économiques vécues sur un mode dramatique, dans une économie mondialisée : la dette publique, la délocalisation de la production et le déficit commercial. L’objectif reste la fin de l’État-providence jugé illégitime, incapable de répondre aux « défis de notre temps ».

Parmi les différentes théories néolibérales, ce nouveau paradigme se situe entre la privatisation pure et simple des institutions de protection sociale et la seule limitation de la dépense publique pour maintenir l’équilibre budgétaire. Il est considéré comme une voie intermédiaire qui cherche à introduire des principes de marché dans la gestion des services de l’État et de ses institutions et qui prône une révolution managériale.
Les postulats de base sont qu’il n’y a pas lieu de distinguer les secteurs publics des secteurs privés, que l’organisation traditionnelle des États est porteuse d’une extension démesurée de l’administration, qu’elle empêche toute évaluation jugée nécessaire, suscite la dés-incitation au travail et une dilution des responsabilités.
Les dirigeants de tous les pays européens et du Canada s’appliquent depuis le début des années 80 à refonder le périmètre d’intervention de l’État en le recentrant sur ses missions régaliennes et en développant une bureaucratie destinée au pilotage et au contrôle des structures opérationnelles chargées de la mise en œuvre des autres missions. C’est cette logique qui a présidé aux réformes menées par le gouvernement Thatcher, de sinistre mémoire. C’est ce que l’on appelle dans les pays anglo-saxons, le New Public Management (NPM) et en France, la Nouvelle Gestion Publique (NGP).
Le dogme nouveau, avec ce NPM, consiste à admettre que ce qui est bon pour le développement d’une entreprise l’est nécessairement pour la fonction publique. Il suffit donc d’en importer les méthodes. Emergent alors les valeurs « modernes » que sont l’efficacité, la transparence, la performance, l’autonomie.
Or ce qui caractérise l’existence d’une fonction publique et de services publics, c’est de s’appuyer sur des valeurs d’égalité, d’égal accès, de continuité, de neutralité, d’indépendance pour répondre à l’intérêt général.
En France, c’est d’abord avec la LOLF, votée en 2001, que l’on est entré dans le vif du sujet, puis avec la RGPP, que Sarkozy a développé et accéléré de manière extrêmement brutale le tournant néo-libéral. Bien que le décalage dans le temps avec les autres pays soit grand (à mettre sur le compte des divergences entre les libéraux eux-mêmes, sur la victoire de la Gauche en 1981 et aussi sur les capacités de résistance du mouvement social et d’une fonction publique très structurée), le rythme des réformes adopté aujourd’hui est exceptionnellement rapide et si des néo-libéraux s’émeuvent encore du fait que le Big-Bang qu’ils réclament de leurs vœux n’a pas eu lieu, nous ne sommes pas loin pourtant d’une véritable (contre)révolution.

Fonction de l’Etat et performance

Les orientations de la Nouvelle Gestion Publique tiennent sur deux piliers : redéfinir le périmètre d’intervention et la forme organisationnelle de l’État ; créer une chaine de responsabilités engagée sur la performance.
L’État, stratège et non plus acteur, en dehors de ses missions régaliennes, doit avoir en charge l’élaboration des politiques publiques et leur pilotage en déléguant à des entités les plus autonomes possibles leur exécution. C’est dans cette logique que s’inscrit en partie la décentralisation, en ce qu’elle est un désengagement de l’État national, mais aussi les externalisations et autres privatisations. Ce transfert est censé rendre la mise en œuvre plus efficace et moins chère. Ainsi l’État définit les priorités collectives, dégage les ressources financières et formule des missions sans s’investir dans les détails de leur réalisation. Le processus doit permettre aussi de « responsabiliser » les structures opérationnelles en leur donnant la « liberté » de l’affectation des ressources attribuées et c’est à cela que répond la technique du budget par enveloppes. Il s’agit là de créer une relation contractualisée entre le pouvoir central (ministres ou responsables de programmes) et les structures opérationnelles – agences ou responsables de BOP (Budget Opérationnel de Programme) – en termes de gestion et de financement. Cette relation suppose le renforcement du contrôle des résultats, de l’information, de la diffusion des « bonnes pratiques », ce que nous pourrions appeler la caporalisation de l’action publique. ++++

Importer les méthodes du secteur privé dans le secteur public

La NGP préconise l’application aux services publics de méthodes de gestion issues du secteur marchand et l’introduction de principes de marché, estimant qu’ils sont les plus efficaces. Dans cette optique l’usager-citoyen devient client-consommateur et, dans la mesure du possible, il convient de lui attribuer les moyens financiers et les informations nécessaires pour le rendre « libre » de son choix : il acquière une prestation, paye un service (par ses impôts ou le paiement de droits d’accès) et peut mettre en concurrence des structures du secteur public entre elles ou bien le secteur public et le secteur privé, par exemple entre Pôle Emploi et les entreprises d’intérims, dans l’éducation avec la suppression de la carte scolaire, mais aussi à l’hôpital avec la loi HPST…
On parle donc bien de marchandisation des services publics. Évidemment les conséquences pour les salariés sont majeures puisque les ressources humaines s’inspirent très largement des méthodes du secteur privé en privilégiant la fixation d’objectifs (qui répondent avant tout à des impératifs budgétaires), l’évaluation, la rémunération au mérite, etc. Dans les pays qui ont confié la mise en œuvre à des agences sous contrat, les employés ont bien sûr cessé d’être des fonctionnaires statutaires.

La LOLF : le maillon indispensable

Votée en aout 2001 à l’unanimité (sauf abstention des sénateurs communistes), la Loi Organique relative aux Lois de Finances met fin (progressivement jusqu’au 1er janvier 2006) à l’ordonnance organique du 2 janvier 1959 qui présentait les dépenses par ministères (une trentaine de sections budgétaires ministérielles) et par chapitres budgétaires. Les dépenses sont désormais regroupées par politiques publiques au sommet desquelles se trouvent les missions (une trentaine), déclinées en plus d’une centaine de programmes, qui sont ventilés en actions. C’est, en France, la mise en œuvre du fameux budget par enveloppes dans lequel le responsable du programme reçoit une enveloppe de crédits globale et fongible lui permettant de choisir les moyens les mieux adaptés à la réalisation des objectifs qui lui sont fixés. La fongibilité en question est asymétrique, c’est à dire que les sommes destinés aux salaires peuvent basculer en dépenses de fonctionnement ou d’investissement mais pas l’inverse… ce qui suppose que la compression de la masse salariale est intrinsèque !
La LOLF met au premier plan la logique de résultats et de performance qui détourne le service public de l’intérêt général (sauf à considérer que l’intérêt général est la diminution continue des moyens) et incite, en permanence et à tous les niveaux de responsabilités, à réaliser des économies, des gains de productivité et des redéploiements. Elle crée un « dialogue de gestion » dans lequel on associe les agents aux choix des priorités et les organisations syndicales aux discussions autour de la répartition des moyens et des marges dégagées, voire à la gestion des ressources humaines… On invite donc chacun à réfléchir aux meilleurs moyens de réduire les dépenses et de travailler plus ! La LOLF ne peut en aucun cas être qualifiée de réforme technique qui pourrait devenir bénéfique dès lors que le budget alloué serait suffisant et c’est pourtant cette vision des choses très partielle qui a permis qu’elle soit reçue dans un relatif consensus politique. On voit pourtant clairement qu’elle s’imbrique dans la logique du NPM et modifie déjà en profondeur les valeurs et les finalités de la fonction publique.

La RGPP : massacre à la tronçonneuse !

Lancée en 2007, la Révision Générale des Politiques Publiques concrétise la NGP et peut se résumer en quatre volets : le volet structurel via la restructuration des ministères et la réforme de l’administration territoriale (déconcentration), mais aussi bien sûr les externalisations, la création d’établissements publics et d’agences ; le volet budgétaire via la LOLF et la contractualisation, les PPP (Partenariat Public-Privé) ; le volet managérial (loi mobilité, primes et individualisation des salaires sur des critères de « mérite », entretien professionnel d’évaluation) ; et le volet qualitatif (la simplification des procédures et l’administration électronique). A cela s’ajoutera la réforme des Collectivités territoriales par laquelle l’Etat essaie d’imposer à ces CT de respecter les mêmes critères et objectifs.
La base est bien entendu le non remplacement d’un départ sur deux à la retraite.
Le gouvernement lui-même se félicite, « après une phase d’audits approfondis dans l’ensemble des ministères, [d’avoir engagé] plus de 300 réformes [et de les poursuivre] avec l’adoption de près de 150 nouvelles mesures pour les années 2011-2013 », ce qui témoigne du rythme de mise en œuvre de la RGPP et de sa brutalité. Dans « l’État démantelé » de Pelletier et Bonelli, les auteurs ne relèvent pas moins de 96 réformes programmant fusions, regroupements et suppressions des services de l’État, six mois seulement après le lancement de la RGPP en conseil des ministres (juin 2007).

La « mobilité » en sus

Sur le plan « ressources humaines », le fait marquant aura été la loi dite « mobilité » promulguée en aout 2009. En prévoyant des parcours professionnels, elle casse la fonction publique de carrière au profit d’une fonction publique de métier, individualise les situations administratives, salariales et indemnitaires et prévoit la disponibilité d’office – c’est à dire le licenciement – des agents titulaires qui auraient refusé trois propositions de « mobilité » suite à une suppression de leur service sous l’appellation de « réorientation professionnelle ». Le décret d’application du processus de réorientation professionnelle prévoit bien que ce ne sont que des suppressions de services – et non de postes – qu’enclenche le système… mais c’est une bataille syndicale quotidienne dans plusieurs ministères que de faire respecter cette limitation. Par ailleurs les suppressions de services ont été nombreuses et on a pu voir fleurir dans le Journal Officiel les décrets faisant état de « restructurations » qui ouvraient droit aux primes de mobilités et autres. ++++

« Les primes, ça déprime », « les grades, ça dégrade » et… le mérite, ça irrite !

Parmi les autres grands chantiers du gouvernement, le salaire au mérite représente une incontestable avancée dans la poursuite de la démolition des carrières, plongeant dans une quasi désuétude les grilles indiciaires. A ce jour, pour de multiples fonctions, une part des salaires est déjà versée sous forme de primes dites « de fonction et de résultats » dont la dénomination résume à elle seule les ambitions. Les primes des recteurs en fonction de leur capacité à supprimer des postes en a été le dernier avatar médiatique.
Les autres points qui sont des déclinaisons de la pensée du New Public Management sont encore nombreux et touchent à tous les fondements de la fonction publique. Un exemple : le chantier sur « la diversité », qui est une remise en cause du recrutement sur concours… Et les tentatives d’avancées actuelles du gouvernement autour de la situation et de la gestion des agents non titulaires (ANT) réclament la plus grande vigilance, tant on voit bien comment elles pourraient à termes marginaliser l’emploi statutaire. Pour les « réformateurs », un problème est l’attachement des fonctionnaires (comme des usagers) aux valeurs du service public et les réflexions vont bon train pour essayer de l’utiliser à leurs fins Ainsi que le note Philippe d’Iribarne (Perspectives gestions publiques n°25, décembre 2007), « si l’on veut réformer profondément le monde public français, il importe de le faire en permettant à ses membres de continuer à ressentir que leur seul maître est l’intérêt général ».
A partir de l’expérience des autres pays, le chantier « valeurs » en France a vu le jour et fait l’objet de réunions de discussions durant l’année 2009. Il s’agissait de « clarifier » quelles étaient les valeurs essentielles des services publics et de montrer comment, d’après le gouvernement, elles sous tendaient la mise en œuvre des réformes. Cette question des valeurs est importante car c’est aussi l’attachement des fonctionnaires à celles-ci qui les conduisent à faire fonctionner leurs services, à tenter d’assurer leur mission au jour le jour et ce dans des conditions qui se dégradent, au milieu d’injonctions irréalisables ou contradictoires et en s’imposant un rythme de travail de plus en plus insupportable. La souffrance au travail des fonctionnaires devant la perte de sens et de qualité d’exercice de leurs missions ne serait pas aussi importante sans cet attachement. De ce point de vue les enjeux autour de la mise en place et du fonctionnement des CHS-CT apparaissent clairement : c’est une activité syndicale que nous méconnaissons et qui va devenir pourtant centrale.
Ces valeurs expliquent aussi pourquoi certains libéraux tirent déjà des bilans mitigés de la rémunération au mérite comme moteur de motivation et pensent qu’il faut développer dans la fonction publique « l’intéressement collectif ». Il semblerait que les fonctionnaires de manière générale ne soient pas assez individualistes et « adaptables » à l’idéologie (et l’appât) du gain pour réagir « convenablement » aux politiques salariales qui ont pour credo le mérite et les résultats…

Et maintenant ?

Le projet de loi Mancel (statut réservé aux emplois liés aux missions régaliennes de l’État) doit attirer notre attention car il témoigne du fait que pour certains néo-libéraux les choses ne vont pas encore assez vite. Il reflète aussi le fait que le gouvernement ne parvient peut être pas à aller aussi rapidement et aussi loin qu’il le souhaiterait et qu’il ne sous-estime pas les tensions qui agitent les libéraux entre eux. Il ne peut non plus s’abstraire des capacités de résistance des agents et des structures, de l’attachement des usagers aux services publics. Le dévouement des agents et le lien des usagers avec les « valeurs » du service public sont en effet l’arme principale dont nous disposons. Et c’est sans doute un cheval de bataille que le syndicalisme doit enfourcher aussi : rendre lisible et cohérent tout ce que le moindre agent vit dans son coin (en souffrant de plus en plus au travail), tous les changements que vivent les usagers et montrer que l’on est confronté à un système de pensée, que l’on doit y opposer le nôtre pour ne pas se laisser ensevelir sous ce qui ressemble à un nuage de grêlons successifs.
Comprendre ce qui nous arrive à tous, c’est maintenir ou créer une capacité collective à résister en proposant autre chose et en améliorant réellement l’existant pour tous, à décrire le « souhaitable » et montrer en quoi et comment il est réalisable, ce que les États Généraux du Service Public donnent comme objectifs.
Le syndicalisme n’a jamais eu autant besoin de faire du politique qu’aujourd’hui…

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