La Côte d’ivoire dans la tourmente

Après huit années de crise politico-militaire, les Ivoiriens ont voté pour élire leur président. Croyant, comme on le leur a servi depuis trois ans, que cette élection allait clore la crise, ils ont voté en masse. Mais le processus a déraillé. D’un côté, le président de la Commission Électorale Indépendante (CEI) a annoncé la victoire d’Alassane Ouattara. De l’autre, le Conseil Constitutionnel a proclamé le président sortant, Laurent Gbagbo, vainqueur. Nous avons demandé à Rafik Houra militant de l’association Survie(1) d’éclairer la crise ivoirienne.

[**Ecole Emancipée : Comment la Côte d’Ivoire en est-elle arrivée à cette situation de partition avec deux présidents revendiquant chacun la légitimité du pouvoir ?*] Rakik Houra : Pour comprendre comment ce pays en est arriver là, remontons le temps. La Côte d’Ivoire, colonie française, devient indépendante en 1960. A sa tête se trouve un habitué des ministères de la 4ème République, Félix Houphouët-Boigny. Il règne en autocrate, bardé de conseillers français. L’armée et les entreprises françaises prospèrent. A force de détournements, Houphouët et sa clique amassent l’une des plus grosses fortunes africaines. A son pays, il laisse en héritage une dette écrasante. Dans les années 80, l’État est en faillite et la Côte d’Ivoire se retrouve dans les bras du FMI et de la Banque Mondiale. Ces derniers imposent aux Ivoiriens leurs Plans d’Ajustement Structurel. Finalement, en 1990, Houphouët doit accepter un premier ministre. Il n’en avait jamais eu ! C’est Alassane Ouattara, un économiste libéral formé aux États-Unis, ancien directeur adjoint du FMI. Ouattara coupe dans les budgets sociaux et privatise à tout va, pour le plus grand bonheur des groupes français ! La même année, il se marie devant le maire de Neuilly, Nicolas Sarkozy. Son épouse française gérait les biens immobiliers d’Houphouët. Celui-ci décède en 1993, laissant la France orpheline de son plus fidèle serviteur, connecté depuis toujours aux réseaux françafricains.
Son dauphin, Henri Konan Bédié accède au pouvoir et continue le pillage des richesses. Au milieu des années 90, un cercle proche de Bédié promeut l’ivoirité. Ce concept ethniciste classait la population selon une échelle allant des Ivoiriens « multiséculaires » aux Ivoiriens « de circonstance » ! Bédié l’a instrumentalisé pour disqualifier Ouattara de l’arène politique. Plus largement, cette campagne a jeté un doute sur la nationalité des populations du nord, qui portent souvent des noms étrangers. Ayant perdu toute crédibilité, Bédié est écarté du pouvoir dans la douceur en 1999. Les militaires placent à la tête de leur junte le général Robert Gueï, un Saint-Cyrien. Tandis que Chirac aurait souhaité maintenir Bédié, Jospin, premier ministre, s’y serait opposé. En moins d’un an, Gueï devient très impopulaire et perd les élections dont il avait pourtant écarté deux candidats de poids, Bédié et Ouattara.
Ces élections de 2000 voient l’opposant historique à Houphouët, le socialiste Laurent Gbagbo arriver au pouvoir. Sous le premier ministre Ouattara, Gbagbo avait passé huit mois en prison. Reconnu par la France, la légitimité de Gbagbo est contestée par ses opposants. Ils réclament en vain de nouvelles élections, au cours de manifestations réprimées dans le sang. Gbagbo a l’intention de faire jouer la concurrence entre investisseurs étrangers, ce qui déplait forcément au patronat français. En 2002, la droite française retrouve les deux rênes du pouvoir. Quelques mois plus tard, une rébellion appuyée par un pays voisin échoue à renverser Gbagbo mais prend la moitié nord du pays. Gbagbo ne s’est pas démarqué de l’ivoirité de ces prédécesseurs. Il est face à une rébellion qui mêle habilement des revendications républicaines à l’exigence de son départ du pouvoir. Les rebelles remportent l’adhésion d’une bonne partie de l’opinion française. Gbagbo demande en vain l’application des accords militaires avec la France. Chirac refuse, puis déclenche l’opération Licorne. Les soldats français s’interposent entre la rébellion, au nord, et l’armée, au Sud. La diplomatie française maintient Gbagbo sous pression. En 2003, lors des accords de Marcoussis, l’Élysée impose l’entrée des rebelles dans le gouvernement. Dès lors, la diplomatie Chiraquienne n’a de cesse de vouloir priver Gbagbo de ses prérogatives, dénonçant les assassinats politiques opérés à Abidjan, mais s’aveuglant sur les crimes de la rébellion. En novembre 2004, un engrenage obscur tourne au drame. Au cours d’une offensive aérienne de l’armée ivoirienne sur les zones rebelles, neufs soldats français de l’opération Licorne trouvent la mort. Craignant la préparation d’un coup dont l’armée française serait complice, des manifestants envahissent certains quartiers d’Abidjan. Suite à des exactions, la majorité des expatriés français sont évacués. L’armée française tire sur des manifestants dans Abidjan, faisant une soixantaine de morts. Depuis cette tuerie, Gbagbo apparaît comme un résistant face à l’impérialisme français.
En 2007, peu avant l’arrivée de Sarkozy à l’Élysée, un accord politique est signé entre les ex-belligérants ivoiriens. Devenu premier ministre, le leader de la rébellion, Guillaume Soro, a pour mission de sortir de la crise et d’organiser les élections sans cesse repoussées depuis 2005 ! Aboutissant en 2010, le processus électoral est le plus cher du monde. Mais c’est le français Sagem qui empoche la majorité du pactole avec plus de 200 millions d’euros.
En novembre, le second tour a opposé Gbagbo le remuant socialiste à Ouattara l’homme du FMI… ++++ [**EE : La communauté internationale intervient fortement dans ce conflit, comment le fait-elle et pourquoi ?*] R.H. : En l’occurrence, la communauté internationale est très clairement guidée par Paris et Washington. Les circonstances de la proclamation de la victoire de Ouattara le montrent très bien. La CEI avait trois jours pour donner des résultats provisoires. Elle est nettement dominée par les opposants à Gbagbo, mais ses décisions doivent être prises par consensus. Des membres pro-Gbagbo ont bloqué la proclamation de résultats favorables à Ouattara. A l’expiration des trois jours, le Conseil Constitutionnel, dont les membres sont proches du président sortant, s’est mis de la partie. En théorie, il valide les résultats provisoires ou convoque un nouveau scrutin. En fait, il s’est emparé du rôle de la CEI, a invalidé, pour irrégularités, le vote dans sept départements du nord et a proclamé Gbagbo vainqueur. Mais entre-temps, le président de la CEI a rencontré les ambassadeurs français et américains. Ceux-ci l’ont assuré de leur protection et encouragé à proclamer les résultats de la CEI, qui donnent Ouattara gagnant. Il l’a fait devant les caméras françaises, depuis l’hôtel du Golf, avant de s’envoler pour Paris. Dans ce même hôtel, sous protection de l’ONU, se trouvaient déjà Ouattara, Soro et le représentant du secrétaire général de l’ONU. C’est un passage en force, aussitôt validé par la France, les États-Unis et l’ONU.
Les intérêts économiques français en Côte d’Ivoire expliquent en partie l’ingérence de l’Élysée. La France est le premier partenaire commercial de la Côte d’Ivoire. Il existe plus de 700 entreprises ou filiales de groupes français en Côte d’Ivoire. Les secteurs privilégiés par ces groupes sont les télécoms, les fruits tropicaux, la banque, les travaux. Bolloré contrôle le port, le chemin de fer et de grandes plantations très rentables. Total possède 25 % de la raffinerie et 60 % d’un permis d’exploration très prometteur. Bouygues contrôle les distributions d’eau, d’électricité, possède d’importants contrats dans le gaz et a remporté la construction d’un très important pont. Vinci travaille sur les chantiers pharaoniques de Yamoussoukro. Cette présence économique justifie sans doute aux yeux de Paris le coût de l’opération Licorne – environ 1,5 milliards d’euros depuis 2002. Avec un résultat confessé par Gbagbo en 2008 : « Il faut quand même que les gens sachent que dans tous les grands choix que nous avons opérés, ce sont des entreprises françaises que nous avons choisies ». Mais à Paris, ce qui était encore supportable il y a quelques mois ne l’est plus aujourd’hui : Gbagbo doit céder son palais à Ouattara. Pour les barons de la françafrique, il n’est certainement pas acceptable que Gbagbo, qui a mobilisé les foules contre l’ingérence élyséenne en 2004, soit réélu. Qu’il perdure au pouvoir en s’acoquinant avec de grands patrons français, passe encore. Mais qu’il soit réélu, non ! [**EE : Dans quelle mesure la société civile ivoirienne peut-elle jouer un rôle dans cette crise ?*] R.H. : Bien loin de résoudre la crise, on voit que ces élections l’ont menée à son paroxysme. Au niveau international, Ouattara demande une opération commando étrangère pour déloger son adversaire, tandis que Gbagbo demande le départ de l’ONU et de Licorne. Ce retrait de Licorne est une revendication constante de l’association Survie. Après le drame de 2004, une nouvelle intervention de l’armée française dans les rues d’Abidjan pourrait être l’étincelle qui met le feu aux poudres.
La population se retrouve otage d’une situation politique binaire et violente. Gbagbo et Ouattara disposent chacun d’une forte assise populaire. Les populations du Nord, très présentes à Abidjan, offensées par la rhétorique de l’ivoirité, s’identifient en grande partie à Ouattara. Mais Gbagbo est légèrement majoritaire à Abidjan et compte sur une mobilisation populaire similaire à celle de 2004 en dernier recours. Il pourrait sans doute, comme en 2004, mobiliser beaucoup d’Ivoiriens contre l’ingérence étrangère. Malheureusement, tous les ingrédients d’un affrontement dramatique sont en place. Il y aurait déjà plus de 200 morts. Des informations inquiétantes circulent, faisant état de barrages tenus par des mercenaires, d’enlèvements de nuit. Un charnier aurait été découvert près d’Abidjan, mais l’ONU n’a pas encore pu se rendre sur place.
La priorité est de sortir de cette logique d’affrontement. Ni l’ivoirité, ni le putsch de 1999, ni ces huit années de crise n’ont entamé le courage et la tolérance des Ivoiriens. Croire que l’élection présidentielle sortirait la Côte d’Ivoire de la crise était un leurre.
Les conditions n’étaient pas réunies pour éviter une large fraude, particulièrement au nord. En effet, une partie des accords de paix n’a pas été respectée, celle qui concerne le désarmement des rebelles et la réunification du pays. Voter dans ces conditions était absurde.
Maintenant plus que jamais, il faut écouter la société civile ivoirienne. Elle a appelé le 6 janvier à un apaisement entre les deux camps et refusé l’affirmation de la victoire de l’un sur l’autre. En tant que citoyens français, dénonçons l’irresponsabilité de nos représentants et demandons que cette société civile soit entendue. La Côte d’Ivoire est l’otage de ses leaders politiques. Aucun d’eux ne sera capable à lui seul de guérir la société ivoirienne de ses plaies. Propos recueillis par Marie Cécile Périllat 1) Survie mène des campagnes d’informations pour un changement de la politique française en Afrique et des relations Nord-Sud.htpp://survie.org

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