Venezuela. Révolution bolivarienne : le quio-proquo permanent

Après onze ans de révolution bolivarienne, les premiers bilans s’imposent, et force est de constater qu’ils sont contrastés. L’une des raisons de cette analyse en demi-teinte est sans aucun doute le manque de clarté théorique qui fait du « laboratoire du socialisme du XXIe siècle » un fourre-tout idéologique.

Hugo Chávez a décidé de faire de la question du logement et du pouvoir d’achat ses deux priorités pour 2011…
Sur la question du logement, les pluies diluviennes de décembre ont provoqué la mort de 38 personnes et jeté à la rue 130 000 autres qui ont vu leurs maisons de terre avalées par des torrents de boue et d’eau. Cela a rappelé cruellement combien la question du logement est essentielle dans une ville comme Caracas où 3 des 4 millions d’habitants que compte la ville vivent dans des barrios où règne la plus grande précarité. Ces inondations sont venues accentuer la problématique déjà compliquée de l’habitat, alors que le gouvernement bolivarien a construit à peine 300 000 logements en 10 ans, la moyenne la plus basse de ces 40 dernières années.
Sur la question du pouvoir d’achat, l’inflation annuelle (26,9 % officiellement en 2010, le taux le plus élevé d’Amérique latine pour la cinquième année consécutive, mais la réalité approche plutôt les 45 à 50 %) fait que les Vénézuéliens voient leur pouvoir d’achat diminuer très rapidement ce qui les oblige à s’endetter chaque jour un peu plus. Endettement par ailleurs encouragé par Banco de Venezuela (nationalisée il y a plus d’un an) qui offrait des crédits à la consommation exceptionnels pour les fêtes. Durant plus d’un mois, une campagne publicitaire de la banque bolivarienne incitait les Vénézuéliens à faire littéralement « chauffer la carte de crédit »…
La question de la TVA est également révélatrice d’embardées idéologiques. Celle-ci se situe actuellement à 12 %, après avoir été abaissée de 16,5 % en 1998 à 9 % en 2007 et 2008, années d’abondance pétrolière. Mais l’Etat vénézuélien a besoin de fonds et Hugo Chávez annonçait, le 13 décembre dernier, une possible hausse de la TVA espérant récupérer dans les poches des contribuables 5 milliards de bolivars (1,2 milliards de dollars) pour chaque pour cent d’augmentation. Or un accroissement de la TVA ne ferait qu’accentuer l’inflation. Cela n’a pas empêché nombre de responsables de la bureaucratie bolivarienne de monter au créneau pour défendre cette nouvelle mesure « socialiste » oubliant de préciser que la TVA reste l’impôt le plus inégalitaire qui soit. Ce n’est pas la première fois que la dialectique marxiste révolutionnaire est appelée à la rescousse pour peindre en rouge des mesures d’inspiration libérale. Cela entretient une confusion permanente bien pratique entre Socialisme et Etat-providence. Si Chávez a finalement renoncé à cette hausse en expliquant que les cours élevés du pétrole permettaient de s’en dispenser, le débat fut révélateur des errements idéologiques. Passées les premières années où les nombreuses missions pour l’éducation et la santé ont semé de nombreux espoirs, le processus bolivarien peine à confirmer. Et ce n’est pas la nouvelle série de lois habilitantes qui va dissiper les doutes. Car si certaines des lois vont dans le bon sens, certaines autres, et la façon dont elles sont appliquées, laissent un arrière goût amer.

**Légiférer par décrets pour contrer l’assemblée nationale

A quelques jours de l’entrée en fonction de la nouvelle Assemblée nationale, les députés viennent en effet d’autoriser le président vénézuélien à légiférer par décret pendant 18 mois, pour la troisième fois en onze ans. A chaque fois, les partis d’opposition et les médias ont dénoncé une dérive autoritaire du gouvernement (les lois promulguées lors de la première habilitante avaient provoqué une réaction radicale de l’opposition qui avait mené au coup d’Etat du 11 avril 2002). Aujourd’hui, la Mesa de la Unidad Democrática (Table de l’unité démocratique, coalition regroupant les différents partis d’opposition) dénonce une inhabilitation du Parlement alors que les partis de la MUD viennent d’y faire leur grand retour le 5 janvier dernier, lors de l’entrée en fonction de la nouvelle Assemblée nationale issue des élections du 26 septembre 2010.
Officiellement, la loi habilitante accordée au président vénézuélien le 17 décembre vise à « faire face à l’urgence et à la crise » provoquées par les fortes pluies et inondations qui ont affecté le pays ces dernières semaines. Le premier décret adopté par Hugo Chávez est en effet la création d’un fonds de 10 milliards de bolivars (2,3 milliards de dollars) pour la reconstruction de zones touchées. Cependant, l’habilitante permet aussi au Comandante de légiférer dans d’autres domaines tels que sécurité et défense, fiscalité, aménagement du territoire, utilisation des terres rurales et urbaines, logement, infrastructures, transports, services publics et accords internationaux (entre autres). ++++
Pour les opposants au chavisme, cela ne fait aucun doute : « Chávez annule l’Assemblée et légiférera sans contrôle », comme le titrait récemment le journal d’opposition El Nacional. S’il n’est en aucun cas question d’annuler le Parlement (qui continuera à légiférer normalement), il est cependant clair que cette habilitante permettra à l’Exécutif de faire passer certaines lois cadres pour lesquelles il aurait normalement eu besoin du soutien de deux tiers des députés, majorité dont il ne disposera plus après le 5 janvier.
Yul Jabour, membre du bureau politique du Parti communiste du Venezuela (PCV) et député au Parlement andin, confirme cette impression. « S’il s’agissait uniquement de résoudre le problème des inondations, la loi habilitante n’aurait pas été nécessaire. Cette loi est nécessaire pour créer des instruments (légaux, ndlr) qui permettent de faire avancer la participation des travailleurs, des paysans, d’attaquer les mafias de la construction qui se sont enrichies par la spéculation, etc. Le PCV soutient l’habilitante car nous comprenons la situation politique actuelle et le besoin qu’ont les forces révolutionnaires d’avancer ; sous réserve, bien entendu, de nous prononcer lors de chaque décret qui dérivera de cette habilitante ».
Par ailleurs, les députés de la majorité sortante, dominée amplement par le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), se sont livrés ces dernières semaines à une véritable course contre la montre (avec une série de sessions extraordinaires au Parlement) afin de voter plusieurs lois et réformes qui ont déclenché les foudres de l’opposition et parfois même un certain scepticisme au sein du chavisme. L’une d’entre elles est la réforme partielle de la Loi des partis politiques, qui punit dorénavant les parlementaires qui décideraient de changer de camp durant la législature. Les « coupables » pourraient ainsi se voir inhabilités pour « fraude aux électeurs », définie comme « toute conduite réitérée qui s’éloigne des orientations et positions politiques présentées dans le programme électoral » de chaque groupe parlementaire. Yul Jabour explique que le PCV a refusé de soutenir le PSUV lors de l’approbation de cette réforme car il estime que « la discipline de parti est une question de conscience, ce n’est pas par des décisions bureaucratiques ou administratives qu’on peut garantir une position politique ».
Parmi les autres lois approuvées fin décembre figure notamment un paquet législatif concernant le pouvoir populaire, visant à favoriser la participation des communautés dans la gestion publique. Une loi dite de « défense de la souveraineté politique », interdisant le financement d’ONG ou de partis politiques par des organisations étrangères, a également été promulguée. La réforme de la loi de responsabilité sociale en radio et télévision (Resorte) a aussi fait parler d’elle, avec son extension à internet et la régulation des fournisseurs d’accès et des médias en ligne. Mais c’est probablement la réforme de la législation sur les universités qui devrait faire le plus de bruit, avec une mobilisation attendue du mouvement étudiant d’opposition à la rentrée. Car la nouvelle loi met sur pied d’égalité professeurs, étudiants et travailleurs, et déclare avoir pour but de « consolider le lien entre l’éducation émancipatrice et le travail créateur et libérateur, comme fondement des programmes de formation qui contribuent au dépassement du modèle capitaliste aliénant, de ses modes de direction autoritaire, des relations sociales d’exploitation, de la division sociale du travail et de la distribution inégale de la richesse ». Elle donne ainsi des pouvoirs plus étendus au ministre de l’Enseignement supérieur pour définir les programmes de formation des universités. Tout cela est inacceptable pour une élite académique, jusqu’à présent retranchée dans ses fiefs sous le couvert de l’autonomie universitaire. Or Hugo Chávez a annoncé mardi 4 janvier vouloir user de son droit de veto contre cette loi universitaire, ce en quoi il revient sur sa position initiale, expliquant que la loi « dans la pratique est totalement inapplicable ».

**Un vide idéologique qui pèse chaque jour un peu plus

Bien qu’ayant apporté des avancées dans de nombreux domaines pour les couches les plus démunies de la population, ainsi qu’en matière de participation populaire, le processus n’en est pas moins contradictoire sur bien des points. Au-delà des slogans, le projet bolivarien manque cruellement de débats idéologiques et d’une analyse en profondeur des conditions objectives. Comme le fait remarquer l’historien Steve Ellner, « l’issue favorable de la confrontation du mouvement avec une opposition agressive mais politiquement vulnérable, a convaincu les chavistes qu’ils pouvaient faire l’économie d’un débat idéologique formel. Les succès politiques semblent finalement empêcher la mise en place de toute évaluation critique des stratégies adoptées (…). Le processus de radicalisation politique au Venezuela a d’abord cherché à répondre aux défis suscités par l’opposition, et non à suivre des considérations idéologiques ou doctrinales ». Après onze années de pouvoir, on pouvait attendre que le processus ait construit un certain nombre de fondamentaux. Il n’en n’est rien. Ce manque de référents idéologiques, cette absence de précision dans les termes utilisés font qu’une majorité de Vénézuéliens parlent le même langage, mais ne donnent pas forcément le même sens aux mots. Jusqu’aux strates les plus élevées de l’Etat on parle le « socialiste ». Chacun y met la définition qu’il souhaite sans s’assurer que son voisin, son collègue, son compagnon ait la même vision. A défaut de la révolution, c’est le quiproquo qui y est permanent…

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