Il y a 100 ans : « ils  ont assassiné Rosa ! » (1/2)

Apprenant la mort brutale de son amie et camarade, Clara Zetkin
écrivait : « Pourrons-nous supporter de vivre sans Rosa ? Le tenter
n’a pour moi qu’une signification : travailler et lutter au milieu des
masses, avec les masses (…). Pour moi c’est là le testament de Rosa ».

Assassinée le 15 janvier 1919 à Berlin, Rosa Luxembourg est une figure
essentielle du mouvement ouvrier, tombée il y a 100 ans aux côtés de
Karl Liekbnecht pour ses idées révolutionnaires. Brillante
intellectuelle et théoricienne marxiste, féministe, internationaliste
militante, son autorité lui permet d’imposer ses arguments à de
prestigieux dirigeants de la trempe d’un Lénine ou d’un Jaurès. Esprit
libre et rebelle, emprisonnée à plusieurs reprises, toute son
existence se confond avec la lutte des opprimé-es pour leur
émancipation économique, sociale et culturelle.

Une jeune militante venue de Pologne

Rosa est née le 5 mars 1870 à Zamosc, petite ville située au sud-est
de Varsovie, dans une famille juive peu pratiquante. Le père possède
un commerce de bois qui assure des revenus corrects et réguliers à la
famille qui, en 1873, déménage à Varsovie. La capitale polonaise est
alors intégrée à l’Empire russe depuis le dépeçage territorial de la
Pologne à la fin du XVIIIe siècle. Admise au lycée en 1880, Rosa s’y
montre une brillante élève passionnée de botanique, de poésie et de
littérature. C’est vers 1887 que la jeune Rosa Luxembourg semble avoir
pris contact avec des militant-es socialistes d’une petite formation
nommée Prolétariat. Traqué-es par la police tsariste, les militant-es
de l’organisation doivent fuir. À 19 ans, Rosa quitte la Pologne et
trouve refuge à Zurich. La Suisse accueille sur son sol des
révolutionnaires de toutes les nationalités et de diverses
sensibilités du mouvement ouvrier. Accueillie par des exilé-es
allemand-es frappé-es par les lois anti-socialistes de Bismarck, elle
s’inscrit aussitôt à l’Université où elle étudie les sciences
naturelles. C’est sa rencontre avec Léo Jogiches à l’été 1889 qui fait
basculer son existence. D’origine lituanienne, militant
révolutionnaire confirmé et déjà plusieurs fois incarcéré, il gagne
Zurich pour échapper à un bataillon disciplinaire. La rencontre entre
Léo et Rosa est un coup de foudre réciproque. Elle aime son courage et
son abnégation tandis que lui apprécie son intelligence et sa
gaieté. Rosa se met à étudier le droit et l’économie, commence une
thèse et plonge dans une lecture approfondie de Marx. En 1893, ils
constituent ensemble un mouvement internationaliste polonais (le SDKP)
qui édite un journal intitulé Cause ouvrière. Rosa Luxembourg refuse
d’embrasser la cause du nationalisme polonais et inscrit son mouvement
dans une ligne résolument internationaliste, faisant du déclenchement
d’une révolution la tâche prioritaire. Elle commence à se faire un
nom, obtient l’admission du SDKP à l’Internationale ouvrière en 1896,
mais la répression décapite son mouvement en Pologne. Rosa décide
alors, en accord avec Léo, d’orienter toute son énergie militante vers
l’Allemagne.

L’oratrice et la théoricienne en guerre contre le réformisme

Elle acquiert la nationalité allemande par un mariage blanc avec un
militant social-démocrate. Le SPD est alors le plus puissant parti
socialiste d’Europe. Il s’appuie sur un réseau serré d’organisations
syndicales, mutuelles et associatives et constitue une véritable
contre-société. Rosa Luxembourg s’y sent aussitôt comme un poisson
dans l’eau. Elle devient l’amie de Clara Zetkin et de Karl Kautsky,
qui est alors l’un des dirigeants les plus en vue du socialisme
européen. Au-delà de la militante révolutionnaire, Rosa est pétillante
de vie, curieuse de tout, enthousiaste. Elle cuisine, peint, pratique
la botanique et la musique, aime réunir ses ami-es pour discuter
autour d’un bon repas. Elle refuse tout ascétisme militant et entend
vivre pleinement. Bientôt, ses textes dans la presse du SPD lui
assurent une grande notoriété. Le parti diffuse sa thèse de doctorat
sur le développement industriel de la Pologne. Dans un parti de
milliers de militant-es, mais pauvre en théoricien-nes, sa plume et
ses idées se taillent rapidement la part du lion. Elle s’engage à
corps perdu dans le débat initié par Édouard Bernstein qui, en 1898,
propose une interprétation du marxisme tendant à éloigner le SPD de
ses fondamentaux révolutionnaires. Pour lui, et contrairement aux
idées de Marx dont il est pourtant l’exécuteur testamentaire, le
capitalisme ne s’effondrera pas. En conséquence, la tâche de la classe
ouvrière n’est plus de préparer une révolution imminente mais de
conquérir le pouvoir légalement et graduellement. Dans une série
d’articles, bientôt rassemblés en une brochure intitulée Réforme
sociale ou révolution, Rosa Luxembourg lui répond avec ardeur montrant
encore une fois son talent de polémiste. Elle y réaffirme sa
conception matérialiste de l’histoire ainsi que le caractère
nécessairement révolutionnaire de la lutte socialiste. Pour elle :
« renoncer à la lutte pour le socialisme, c’est renoncer en même temps
au mouvement ouvrier et à la démocratie elle-même ». Le congrès du SPD
écarte les thèses révisionnistes de Bernstein donnant, un temps, à
Rosa Luxembourg l’illusion d’un succès de ses conceptions. En quelques
années, elle a acquis une audience spectaculaire et tient la dragée
haute à tous les dirigeants masculins de l’Internationale
socialiste. En 1903, elle est désignée membre du bureau de
l’organisation internationaliste où elle côtoie Édouard Vaillant ou
Jean Jaurès dont elle devient l’amie et la traductrice des discours,
mais avec qui elle n’hésite pas à polémiquer lorsque celui-ci défend
l’entrée des socialistes français dans un gouvernement bourgeois entre
1899 et 1902.

Animatrice de l’aile gauche : minoritaire dans le SPD

L’éclatement d’une révolution en Russie en janvier 1905 interpelle
Rosa qui suit les événements avec passion. Elle écrit des articles
précis et engagés dans le journal du SPD puis, rejoignant Léo Jogiches
déjà sur place, se rend à Varsovie munie d’un faux passeport. La vague
révolutionnaire a déferlé sur la Pologne russe et Rosa Luxembourg
tente de trouver sa place, au cœur de l’événement. Alors que le
mouvement reflue de toutes parts, elle est arrêtée en mars 1906 et
incarcérée avec Léo dans des conditions très difficiles durant un peu
plus de trois mois. La direction du SPD proteste, négocie avec les
autorités tsaristes et, après le paiement d’une caution, elle est
libérée mais assignée à résidence en Finlande. C’est là qu’elle rédige
son texte Grève de masse, parti et syndicat. Tirant les leçons de ce
qu’elle a vu en Pologne, notamment l’émergence des conseils ouvriers
comme organes révolutionnaires de masse, elle considère la perspective
d’une grève générale contrôlée par les travailleurs et travailleuses
comme la grande nouveauté de la période qui s’ouvre et comme l’arme
majeure dont disposent les salarié-es pour se débarrasser de leurs
chaînes. Elle prend ses distances avec toute conception
avant-gardiste : « toute véritable grande lutte de classe doit se
fonder sur le soutien et la participation des masses les plus larges ;
une stratégie qui ne tiendrait pas compte de cette participation, mais
qui n’envisagerait que les défilés bien ordonnés de la petite partie
du prolétariat enrégimentée dans ses rangs, serait condamnée à un
échec lamentable ». Elle défend son point de vue au congrès de
Mannheim où la majorité du SPD refuse de faire de la grève générale un
élément central de son corpus doctrinal. Rosa Luxembourg commence
alors à comprendre que les dirigeants du SPD, dont son ami Karl
Kautsky, sont certes révolutionnaires en paroles mais bel et bien
réformistes dans les faits. Elle garde cependant des illusions en
brocardant une direction trahissant une base militante forcément
anticapitaliste. Désormais minoritaire dans son parti, séparée de Léo
Jogiches, Rosa est cantonnée à la formation militante. Elle enseigne
l’histoire du socialisme et l’économie politique à l’école du SPD où
ses qualités de pédagogue font merveille auprès d’auditoires ouvriers
passionnés. Elle tente une relecture théorique de l’œuvre de Marx en
intégrant à sa réflexion la question du colonialisme et de
l’impérialisme qui sont à l’œuvre dans les divisions qui déchirent
déjà le continent et menacent la paix entre les peuples. Elle publie
ses réflexions en 1913 dans L’accumulation du capital, ouvrage qui
suscite un vaste débat en Allemagne et dans tout le mouvement
socialiste européen.

À suivre…

Julien GUERIN