Acrimed : Action Critique Médias

Nous avons interrogé Blaise Magnin d’Acrimed, qui réunit des journalistes et salarié-es des médias, des universitaires, des militant-es du mouvement social et des « usager-es » des médias. Elle cherche à mettre en commun savoirs professionnels, savoirs théoriques et savoirs militants au service d’une critique indépendante, radicale et intransigeante.


école émancipée : En quoi consiste le travail de critique pratiqué par Acrimed ?

La critique médiatique des médias se borne généralement à relever des manquements à la « déontologie » : elle décrit des pratiques journalistiques et déplore des fautes professionnelles, mais sans mettre en évidence les contraintes qui les expliquent ; elle dénonce des « pressions », économiques et politiques, mais sans s’attarder sur ce qui les rend possibles et efficaces ; elle pourfend les censures visibles, mais néglige les censures invisibles ; elle concède des « dérapages » propagandistes, mais s’accommode de la pensée de marché ; elle prescrit des corrections à la marge, mais sans mettre en cause l’ordre médiatique existant. Cette critique est insuffisante, surtout quand elle se présente comme autosuffisante.
Au contraire, la critique que nous proposons s’efforce de rendre visible ce qui ne l’est pas ou pas totalement. Mais elle n’attribue pas à l’action de quelques acteurs les malfaçons de l’information et les distorsions de l’espace public. Notre critique est une critique des formes d’appropriation des médias, des logiques économiques et sociales qui les gouvernent, de la marchandisation de l’information et de la culture qui en découle : tout ne s’explique pas par elles, mais rien ne s’explique sans elles.
Pour ne pas verser dans un économisme à courte vue, notre critique s’étend aux conditions sociales et politiques d’exercice des métiers du journalisme : aux rapports de compétition et de domination qui règnent dans les médias, ainsi qu’aux formes de subordination des médias aux gouvernants et à l’organisation des pouvoirs publics.
Les journalistes ne sont évidemment pas « toutes et tous pourri-es ». Rouages d’une machinerie qui leur échappe, même quand elles ou ils se croient indépendant-es, la plupart d’entre elles ou eux sont des exécutant-es, comme dans nombre de professions, surtout au niveau subalterne. C’est pourquoi notre critique s’efforce de différencier les propriétaires des médias, les chefferies éditoriales et les « vedettes » de l’information d’une part et, de l’autre, les soutiers de l’information qui désinforment, quand ils le font, sans toujours le vouloir : tout simplement parce qu’ils ou elles ont intériorisé des contraintes marchandes (l’audience, la diffusion, le formatage) comme des qualités professionnelles.

éé : Quelles sont les principales évolutions de ces dix dernières années sur cette question (en France) ?

Depuis 1996, date de la constitution de notre association, le paysage de la critique des médias s’est profondément modifié. La critique des médias n’a cessé de se répandre dans les médias. Trop souvent cette critique est devenue un produit médiatique comme un autre. Observer les médias, c’est aussi observer la critique des médias.
À l’époque, nous n’étions pas les seuls, nous le sommes encore moins. Les rubriques et les émissions sur les médias se sont multipliées. Dans les grands médias, ce sont le plus souvent des produits médiatiques comme les autres, inodores et sans saveur, vaguement informatifs, vraiment inoffensifs. Mais, en même temps, c’est aussi une critique effective, omniprésente et multiforme qui s’est répandue. Cette critique ne se limite pas à celle du « pôle de radicalité », qui, dans toute sa diversité et parfois avec ses divergences, a compris et comprend, outre Acrimed, les journaux PLPL puis Le Plan B, les documentaires de Pierre Carles et le film Les Nouveaux Chiens de garde, les articles du Monde diplomatique et, depuis peu, les images et les sons du collectif Nada ou du site de « Là-bas si j’y suis ». Entre autres…
Cette critique englobe celles de syndicats de journalistes ou d’« Arrêt sur images ». Elle comprend les critiques multiformes qui se répandent sur Internet : sur des blogs, par vidéos et sur les « réseaux sociaux ». Elle inclut particulièrement une critique en acte : celles des médias associatifs et des médias indépendants dont l’existence est, par elle-même, une critique des médias dominants.

✖ éé : La question des médias est politique, dites-vous. Pourquoi ? Et pourquoi est-elle sous-estimée par les organisations et mouvements pour l’émancipation ?

Notre critique n’a pas pour objectif d’opposer une orientation politique aux orientations politiques des médias. En ce sens ce n’est pas une critique de parti-pris (qui pourrait être celle d’une formation politique) que nous opposerions aux partis-pris politiques des médias que nous critiquons. En démasquant la propagande à sens unique, il ne s’agit pas de faire de l’observation critique une simple occasion de contre-propagande, ou de contester une orientation éditoriale pour formuler une orientation politique alternative.
Notre critique est politique d’abord et principalement parce qu’elle entend faire de la question des médias et des journalismes une question politique, celle d’une nécessaire transformation des médias. Notre critique est celle de leurs formes d’appropriation et la mise à l’épreuve des idéaux dont se prévaut le journalisme.
S’agissant de la sous-estimation de l’importance politique de la question des médias par les formations politiques et syndicales de la gauche de gauche, il faut d’abord la relativiser ou du moins affirmer que ce n’est pas une fatalité : une certaine prise de conscience semble se faire jour depuis peu. Mais il est vrai qu’à notre sens cette question de la transformation des médias n’occupe pas toujours la place qu’elle devrait dans les organisations de gauche.
Peut-être faut-il y voir l’héritage d’une certaine vulgate marxiste qui faisait primer dans son analyse du monde social « l’infrastructure » (économique) sur « les superstructures » (idéologiques et politiques). Sans doute faut-il y voir également la force de persuasion de quelques-uns des mythes constitutifs de la profession journalistique qui aime à se présenter comme garante de la démocratie, empêcheuse de gouverner en rond et vigie face aux abus des pouvoirs et des puissants.
Mais plus fondamentalement, c’est certainement la capacité d’intimidation des « grands médias » qui contrôlent de facto l’accès à l’espace public, ainsi que le cadrage de l’information (plus ou moins valorisant ou disqualifiant) qui dissuadent les acteurs politiques qui y auraient le plus intérêt de les critiquer ouvertement. Plutôt que de compromettre des invitations dans des émissions permettant de toucher une large audience, plutôt que de devoir se défendre d’accusations de « complotisme » auxquelles expose toute critique un tant soit peu radicale des grands médias, certains responsables ou militant-es politiques préfèrent donc garder un silence pudique sur la question.

✖ é é : Que penser des médias dits alternatifs ?

Le développement de médias alternatifs, sur Internet ou d’autres supports est évidemment à saluer. D’autant plus lorsque ces médias pratiquent eux-mêmes la critique des médias dominants qui n’a accès à la sphère publique que par le filtre de ces mêmes médias où elle n’est pratiquée que sous une forme qui tient de ce que Roland Barthes appelait la « vaccine » (confesser des dysfonctionnements locaux pour dénier ou occulter des aberrations générales de structure et de fonctionnement).
On gardera cependant à l’esprit que les médias alternatifs ne peuvent représenter à eux seuls une alternative à la force de frappe des médias dominants. Dans un paysage médiatique où les grand-messes de 20h rassemblent toujours près de 10 millions de téléspectateurs chaque soir, le risque est même que les médias alternatifs finissent par ne constituer qu’une solution de rechange, susceptible de servir d’alibi aux médias commerciaux, de la même façon qu’Arte sert au fond d’alibi culturel à France Télévisions. Pis : le risque serait que se constitue, à terme, une offre médiatique duale, avec d’un côté des médias de masse de faible qualité où l’information gratuite est sous la coupe des forces privées et/ou de la puissance publique ; et de l’autre, des médias de qualité, élitistes, proposant une information indépendante et exigeante, mais payante et réservée à un auditoire de niche, plutôt privilégié ou déjà convaincu, et en tout cas ne parvenant pas à toucher le plus grand nombre.
Ces médias alternatifs n’en représentent pas moins la possibilité d’une reconquête de l’expression journalistique par des acteurs et des groupes n’appartenant pas aux seules classes moyennes dans lesquelles se recrutent la plupart des journalistes, avec les effets sociaux et idéologiques qui découlent de ce recrutement : révérence toute particulière à l’égard des classes dominantes et répulsion à l’égard des classes dominées, portant par exemple à ne représenter les mouvements sociaux que sous forme individuelle ou paroxystique, ou à indexer au registre dégradant du « populisme » tout discours qui prétend non seulement porter les intérêts du plus grand nombre, mais qui entend aussi et surtout remettre en cause ceux des classes dominantes. ●

Propos recueillis par Sophie Zafari