Le capitalisme chasse l’information

Historiquement, les médias d’information sont au cœur de ce que le philosophe Jürgen Habermas appelle l’espace public, à savoir le lieu où se confrontent les points de vue et les opinions sur des problèmes de nature politique. Cette fonction centrale des médias dans l’arène publique suppose à la fois leur indépendance, notamment vis-à-vis du pouvoir politique et économique, et un certain degré de confiance de la part du public. Or il s’avère que sur ces deux points le compte n’y est pas.

Selon l’étude de référence du journal La Croix, seulement une minorité de Français-es croit que « les choses se sont passées comme le racontent » la télévision (41 %) et les journaux (44 %). 24 % des personnes interrogées seulement pensent que les journalistes résistent aux pressions politiques et 27 % à celles des pouvoirs financiers. Le public se méfie donc clairement de la proximité entre politique et médias qui constitue, en partie, une exception française. Cette proximité se double d’un processus de concentration qui s’accélère depuis quelques années. Celui-ci a atteint aujourd’hui un niveau sans précédent. Ce que confirme l’arrivée des nouveaux milliardaires dans le secteur, comme Bolloré (Groupe Canal), Niel (Groupe Le Monde, Nouvel Observateur), Drahi (Libération, BFMTV, RMC, L’Express) ou Arnault (Les Echos, Le Parisien), aux côtés de Dassault, Lagardère et Bouygues. En 2017, 51 % des médias français sont ainsi contrôlés par des actionnaires issus du secteur de la finance et de l’assurance. Selon Reporters Sans Frontières, la conséquence de cette évolution est que « le risque de conflits d’intérêts n’a jamais été aussi grand, fragilisant d’autant plus l’indépendance des journalistes ».

Une économie en crise

La prise de contrôle des principaux médias par le grand capital se fait dans un contexte de crise qui voit s’affaiblir leurs modèles économiques traditionnels. Ainsi, en 2016, les pertes cumulées des chaînes privées diffusées gratuitement se sont élevées à 114 millions d’euros. Du côté de la presse, la baisse de la diffusion a atteint 40 % entre 2007 et 2015 et celle du chiffre d’affaire 30 % sur la même période.
La raréfaction des ressources et l’affaiblissement économique des médias a comme conséquence la diminution des effectifs et la précarisation des journalistes. La précarisation du métier accroît les pressions productivistes, au détriment de la qualité de l’information, et rend les journalistes plus conformistes et davantage perméables à l’influence des relations publiques, de la publicité et des grandes entreprises pourvoyeuses de fonds.

Le tournant Internet

La faiblesse du service public, objet des cures d’austérité à répétition et de guerres d’influence, parachève ce tableau peu attractif du paysage médiatique en France. Pour toutes ces raisons, le public semble de plus en plus se tourner vers Internet pour s’informer. Selon une étude du Reuters Institute, plus de 70 % de Français consultent des sites d’information, le même pourcentage que pour la télévision, alors qu’ils sont moins de 25 % à lire la presse papier. Cette tendance est renforcée par l’adoption croissante de l’internet mobile et par la grande diversité de sources disponibles en ligne.
En effet, les expérimentations journalistiques les plus intéressantes et innovantes de ces dernières années se sont passées sur l’internet (Mediapart, Rue 89, Arrêt sur Images, Vice, Les Jours, Hors-Série, Streetpress, Reporterre, Basta ! Le Média, etc.) et ont connu un certain succès. Au-delà des médias professionnels, de nombreux sites militants permettent aussi de diffuser une parole engagée qui ne trouve que rarement sa place dans les médias dominants. Par ailleurs, la nature interactive et participative des médias numériques rend possible le dialogue, la critique et l’interpellation. Elle permet aussi aux simples citoyens, par l’effet de masse, d’imposer dans l’agenda médiatique des questions et des problématiques très peu traitées.

L’internet, miroir de la crise politique et médiatique

Cependant, malgré le pluralisme offert sur l’internet, la grande majorité de la population s’informe en ligne auprès de sources appartenant aux principaux groupes de médias qui souffrent des mêmes maux que leurs confrères de l’audiovisuel et de la presse. La maximisation de l’audience, qui contraint le fonctionnement de la télévision, se transforme sur l’internet en une chasse au clic. Les buzz, les polémiques vaines, le sensationnalisme, la reproduction de l’idéologie dominante, bref, tout ce qui caractérise les médias traditionnels est bien présent désormais dans les sites d’information.
À cela il faut ajouter des problèmes propres à Internet. La difficulté de réguler l’expression en ligne et d’identifier les interlocuteurs fragilise le débat public qui s’y déroule : la propagande raciste et homophobe, la manipulation, la désinformation à grande échelle y pullulent. Ces dérives sont aggravées par le contrôle monopolistique qu’exerce une poignée de multinationales étatsuniennes, dont Google et Facebook, sur les canaux de diffusion de l’information en ligne. Car, à cause de leurs modèles économiques publicitaires, ces plateformes privilégient les contenus qui génèrent du trafic et de l’ « engagement », sans se soucier de leur qualité et de leur véracité.
Ce phénomène, appelé communément « fake news », a fait irruption sur la scène publique lors du Brexit, de l’élection de Trump, mais aussi lors de la campagne présidentielle en France, au point où les politiques s’émeuvent et qu’Emmanuel Macron annonce un projet de loi. Or, s’il est évident qu’il y a un besoin urgent de réguler les plateformes et de combattre la désinformation organisée qui s’y diffuse, une loi contre les « fake news » seule ne pourra ni restaurer l’indépendance des journalistes, ni la confiance du public.
De ce point de vue, la proposition de Jean-Luc Mélenchon pour la création d’un Conseil de déontologie du journalisme en France va dans le bon sens. Un tel organe indépendant, qui existe dans de nombreux pays, pourrait sanctionner les fautes déontologiques récurrentes de certains journalistes. Enfin, il est nécessaire d’instaurer des mesures pour limiter la concentration de la propriété des médias, pour favoriser des nouveaux modèles de financement sans but lucratif et de remettre les journalistes et le public au cœur de leur gouvernance. Il en va de l’avenir de notre démocratie. ●

Nikos Smyrnaios