Affronter le problème des discriminations à l’école

La société française traverse une période critique qui ne se réduit pas aux effets du néolibéralisme. Une inquiétude quant aux manières de construire du commun semble gagner, à mesure que le cadre historique de l’État-Nation cède du terrain au profit d’autres échelles et formes de régulations.

Dans ce contexte, reprenant des thèmes construits par l’extrême-droite, la classe politique française a largement adopté le langage de « l’identité nationale » vs. « le problème de l’immigration ».

L’école est embarquée dans ce processus. Depuis le milieu des années 1980, elle est sommée de produire de l’identification nationale sur fond de références mythologiques à la Troisième république.

Ce discours fait mine de rejouer la fin-19ème siècle, avec ses enjeux d’adhésion à la République et de colonisation intérieure pour produire l’unité nationale. Cette fois, le terrain de conquête n’est plus les « petites patries » mais lesdits « territoires perdus de la République ».

Dans un discours de combat, la menace n’est plus attribuée aux classes laborieuses, mais à l’immigration et de plus en plus à l’islam. L’alliance du schéma du « choc des civilisations » et d’un discours nationaliste idéalisant « l’exception française » font leur oeuvre performative : la société française s’invente un ennemi potentiel, censé expliquer entre autres choses les difficultés de l’institution scolaire.

À travers cela, le discours sur l’école s’est infléchi si ce n’est renversé. Depuis 1993 et le ministre F. Bayrou, l’école est présentée comme un « sanctuaire républicain ».

Ce nouveau discours de sacralisation vise alors la « violence scolaire » aussi bien que le « foulard islamique ». Depuis lors, on fait comme si ce lieu « consacré » devait être protégé face à des phénomènes présumés nouveaux, exogènes et hétérogènes à la norme scolaire : violence, racisme, sexisme, discriminations, religion…

L’argument de la « gravité potentielle des périls », comme disait le MEN à l’époque de L. Ferry et X. Darcos[[MEN, La lettre Flash, 7 mars 2003.]], a servi à justifier la loi du 15 mars 2004 interdisant le « voile » à l’école — interdiction paradoxalement faite « en application du principe de laïcité » dont le sens juridique a été tordu pour l’occasion[[LORCERIE F., « La «loi sur le voile » : une entreprise politique », Droit et société, n° 68, 2008, p.53-74.]]…

Dans ce contexte d’incrimination de l’islam et des banlieues, le ministre F. Fillon affirmait, au sujet du racisme : « depuis peu, l’École n’est plus épargnée. À cette menace, je veux vous dire que l’Éducation nationale réplique avec fermeté. (…) La République ne transige pas avec ses adversaires »[[FILLON F., « Diner du CRIF », MEN, 3 décembre 2004.]]. Et son successeur, L. Chatel : « L’École est le premier rempart contre la barbarie. Là où l’École recule, c’est la civilisation elle-même qui recule »[[CHATEL L., « Clôture des états généraux de la sécurité à l’école », 8 avril 2010.]].

Cette rhétorique guerrière dressant « l’École » contre des « adversaires », et la « civilisation » contre les « Barbares », a beau se dérouler sur le plan principalement discursif et symbolique, l’imaginaire institutionnel qu’elle véhicule a des effets concrets.

**Un biais dans la représentation des problèmes

De ce point de vue, le discours de la ministre N. Vallaud-Belkacem, après les attentats de janvier 2015, marque à la fois une inflexion et prolonge l’un des ressorts centraux de ce récit.

« Il est vrai, dit-elle, que l’École n’est pas étanche aux dérives et aux troubles de notre société. (…) Je le dis avec gravité : l’École assume pleinement son rôle éducatif et ne tolère aucune remise en cause des valeurs de la République »[[VALLAUD-BELKACEM N., « Mobilisation de l’École pour les valeurs de la République », Matignon, 22 janvier 2015.]]. Il y a d’un côté une rupture nette : là où les discours des ministres de droite stigmatisaient des « barbares » présumés, et prônaient le sécuritarisme, la ministre met en avant le « rôle éducatif », « la formation » des enseignants, leur « accompagnement », etc.

Il s’agit de renforcer l’école de l’intérieur, sur son terrain et avec ses outils, afin qu’elle fasse son travail : « ouvrir véritablement des perspectives de réussite scolaire et professionnelle à chacun de nos jeunes ».

Mais la rupture de méthode et d’objectif se fait en partie sur la base d’une continuité d’analyse de la source des problèmes : il semble évident que ceux-ci ont leur origine « à l’extérieur des murs de l’école ». Ce postulat, jamais démontré, est pourtant fort problématique dès lors que l’on analyse les dynamiques concrètes de la violence, du racisme et a fortiori des discriminations dans l’univers scolaire : le rôle de l’institution y est premier, celui de ses agents déterminant[[DHUME-SONZOGNI F., Racisme, antisémitisme et «communautarisme » ?

L’École à l’épreuve des faits, L’Harmattan, 2007 ; Entre l’école
et l’entreprise, la discrimination en stage. Une sociologie publique
de l’ethnicisation des frontières scolaires,

Presses universitaires
de Provence/IREMAM-CNRS, 2014.]]…

L’idée de « dérives et troubles » venus de l’extérieur conduit de surcroît à un étonnant renversement, pour des discours qui cultivent le mythe de « l’École de Jules Ferry » : c’est une École lourdement instituée que l’on prétend protéger.

C’est cette réversibilité du rapport entre l’École et la société, qui est illustrée par la conférence ministérielle de janvier dernier : intitulée « Mobilisation de l’École pour les valeurs de la République », elle se clôt sur « l’engagement de toute la nation pour l’école ». De sorte qu’on ne sait finalement de qui et pour quoi l’invocation de « l’esprit du 11 janvier » appelle en fait la « mobilisation ».

**Des effets concrets : violence et distance

Les conséquences de cette représentation sont aussi pratiques, notamment dans les rapports d’enseignement et d’éducation, car elle renforce plusieurs contradictions :

  • D’abord, reposant sur de grands principes indiscutés et comme flottants au-dessus du réel, sans partir de ce qui fait concrètement problème à l’échelle où s’organise le travail (l’établissement, la classe, l’interaction, etc.), l’appel à l’engagement pour des valeurs n’a ni point de départ, ni visée précise, ni ancrage effectif.

    Cette absence de limite, d’objectif et de pragmatisme permet toutes les interprétations, voire des manipulations. Alors que l’École voudrait apprendre à penser ?
  • Ensuite, le fait de traiter les enjeux de valeurs sur un mode formel d’adhésion — éloigné des expériences concrètes que chacun-e a de leur effectivité — fait reposer sur les agents les tensions relatives aux écarts entre principes formels et réalité vécue.

    L’adhésion de principe ne coïncidant pas avec une action éthique, la crispation sur les principes peut justifier de minimiser les problèmes éthiques du travail. Alors que l’École voudrait apprendre le sens moral ?
  • En outre, le récit politique dramatisant encourage une incrimination des pratiques jugées moralement non-conformes des enfants aussi bien que de leurs critiques à l’égard de l’ordre social. Alors que l’école voudrait apprendre l’esprit critique ?
  • Enfin, la logique de communion nationale n’entraîne que les convaincus, et active plutôt le rejet de la part de ceux qui n’y croient pas. Cette opération médiatique aura donc, au final, souligné voire renforcé des frontières intérieures. Alors que l’on espérait souder la communauté ?

Cela permet de comprendre pourquoi ici et là, tel-le enseignant-e s’est senti-e autorisé-e à employer des méthodes d’inculcation morale dignes de l’époque des hussards ; tel-le chef-fe d’établissement a cru légitime d’envoyer un élève en garde-à-vue au commissariat ; ou encore tel DASEN a imaginé un édifiant document sur la « prévention de la radicalisation en milieu scolaire » glosant sur la taille de la barbe ou la longueur des pantalons et jupes[[DELAPORTE L., « Radicalisation religieuse : l’Education nationale dérape », Mediapart, 21/11/2014.]]…

Au-delà des individus en eux-mêmes et en-deçà de l’institution en soi, ces actes problématiques incarnent la rencontre entre une logique de l’urgence morale et une prescription sans limite.

C’est une réponse désordonnée mais cohérente, au regard de la panique morale larvée qui travaille notre société, et s’exprime dans la racialisation des problèmes sociaux : la construction continue de la figure du « musulman » en ennemi intérieur et du « voile » en symbole de péril sur les valeurs.

À cet égard, on peut se demander si les élèves n’ont pas parfois manifesté par leur questionnement plus de raison scolaire que les enseignant-e-s.

Car ils ont autant de raisons d’espérer dans l’affirmation des valeurs que de raisons concrètes et légitimes d’en douter. Leur expérience scolaire est aussi celle de discrimination, de racisme, d’injustices ou d’humiliations – qui ne sont souvent pas reconnues ni réparées, comme si cette violence-là, institutionnelle, était légitime.

Pour les descendants de parents immigrés, cette confrontation répétée aux défauts de bienveillance, à l’altérisation raciste et à la discrimination – à l’école, dans la rue, avec la police, dans l’emploi, etc. – a un effet crucial : c’est le facteur le plus décisif de la désidentification à la collectivité nationale[[BEAUCHEMIN Chris, HAMEL Christelle, SIMON Patrick (2010),

« Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France.

Premiers résultats », Documents de travail, n° 168, TéO/INED/INSEE.]].

**Le défi pragmatique des valeurs

Et si les problèmes de l’institution scolaire et du travail enseignant résidaient d’abord en eux-mêmes ?

L’attribution de la responsabilité de « l’échec » (moral, scolaire, d’intégration…) aux publics de l’école (à « leur » présumés défaut de civilité, (in)culture, religion, etc.) ethnicise la situation, mais surtout renverse l’ordre des choses.

Aussi l’accentuation d’une pression ne produit-elle que clivages et conflits accrus[[Si la conflictualité est une occasion de coopérer
et d’apprendre ensemble, les acteurs sont souvent bien mal
outillés et ont peur de travailler.]]. La fétichisation des « valeurs de la République » et la dramatisation d’un péril poussent insidieusement à abandonner d’une part le terrain où les valeurs valent démonstration de leur potentiel – dans l’expérience réelle des rapports scolaires –, d’autre part la ressource majeure qui fait la puissance de l’éducation – l’intelligence pédagogique.

Face au défi de produire du commun, la logique de la communion nationale ne nous aidera guère. Car elle est au carrefour entre une croyance dans la toute-puissance publique (censée réaliser par sa magie l’unité nationale) et un sentiment d’impuissance pratique (qui déréalise le potentiel de l’éducation).

Il serait temps de reconnaître une non-unité a priori. Ce n’est pas un échec, c’est l’ordre normal de la pluralité. Ce n’est pas la faute de l’immigration, c’est l’ordre normal de la démocratie.

Construire du commun suppose de travailler pragmatiquement sur nos désaccords pour apprendre ensemble de cela. Mettre à l’inverse l’accent « non pas sur nos différences mais sur ce qui nous rassemble », comme on l’entend souvent dire, nous incite à rigidifier et surinterpréter les conflits : c’est d’une part assigner les gens à des « différences » supposées fixes et stables – donc les altériser -, et c’est en même temps réduire le commun à du « même », en se satisfaisant d’un minimalisme de valeurs réduites à une propriété à défendre.

De même, un « parcours civique » des élèves fait de commémorations et d’implication formelle – comme annoncé – a peu de chances de résoudre le problème de la transmission des valeurs.

Car l’enjeu n’est pas l’adhésion à un discours sur les valeurs, mais la capacité de l’institution et ses agents à faire en sorte que l’égalité, la liberté et la fraternité règlent concrètement l’école. Lorsque ce n’est pas le cas – ce qui arrive souvent –, l’enjeu est alors que le tort politique soit reconnu et que la collectivité ait le souci de les rétablir ici et maintenant.

C’est pourquoi la question des discriminations – et plus généralement la manière dont l’institution (mal)traite les publics – est si centrale comme enjeu politique contemporain. ●

Fabrice Dhume,

sociologue, chercheur à l’ISCRA (www.iscra.org)

et enseignant-chercheur à l’université Paris Diderot.