Lectures sociologiques, historiques, ethnographiques et d’autres thèmes encore…

« Si les chevaux avaient des dieux, ils seraient chevalins », Xenophane, Fondateur de l’Ecole d’Elée VIè siècle avant le temps présent


[*Ian TATTERSALL « L’émergence de l’homme » NRF Essais Gallimard 1999
Directeur du département d’anthropologie. American Museum of Natural History. New York*]

Contrairement à l’idée d’une origine unique, linéaire, de l’homme – depuis les premiers hominidés jusqu’à Homo sapiens – c’est au terme d’une évolution qui tâtonne sous l’empire du seul hasard qu’émerge notre espèce moderne il y a environ 100 000 ans. Langage, faculté symbolique, conscience de la mort et invention de l’art, autant de caractéristiques qui n’avaient rien d’inéluctables, l’évolution ayant pu s’arrêter avec l’homme de Neandertal qui ne jouissait pas de celles-ci. C’est en ce sens qu’il n’y a pas eu « naissance » de l’homme mais « émergence ».
On pourrait ajouter, avec Yves COPPENS (« Le présent du passé » Ed. Odile Jacob 2011) « A partir de son berceau circum-équatorial, il a étendu son territoire dès 2,5 millions d’années, à l’ensemble du continent africain puis, par le Sinaï et le Proche-Orient, à toute l’Eurasie, de l’Extrême-Occident à l’Extrême-Orient, jusqu’aux latitudes tempérées d’environ 40°-50° degré nord. Le cycle des glaciations lui a alors joué un tour, l’enfermant en Europe à l’ouest et à Java à l’est. Dans ces deux provinces, et sans doute dans beaucoup d’autres devenues des isolats par la force des choses, les premiers peuplements ont évolué vers des formes un peu particulières d’humanité, l’homme de Neandertal en Europe, le pithécanthrope à Java, tandis que ces mêmes premiers peuplements se faisaient sapiens en Afrique et en Asie continentale ».

[*Catherine CLEMENT « Qu’est-ce qu’un peuple premier ? » Ed du Panama 2006
Responsable de l’Université populaire du musée du quai Branly*]

Il n’y a pas si longtemps (tout au plus une génération), on parlait encore à propos de ces peuples à cheval entre nomadisme et sédentarisation de « primitifs », de « sauvages », ou de personnes « sans écriture ». La science comme les consciences éclairées ont banni ces expressions qui sont autant de jugement de valeur. Mais comment les nommer ? Et eux-mêmes, comment se nomment-ils ?
« Peuples premiers », parce qu’ils étaient là « avant » ? « Indigène » (pour Rabelais, une personne habitant depuis longtemps une région) ? « Autochtone » – terme retenu par l’ONU ? (En grec, qui est né du sol même). « Aborigènes » ? Voyez les Aranda du désert central australien, sans doute les seuls vrais aborigènes, nés de la semence de l’âme-enfant que les êtres du Rêve ont déposé volontairement dans certains sites en vue de féconder les – futures – mères : dans ce cas précis, les humains naissent vraiment de la terre…
Au terme d’un passage en revue de l’ensemble des dénominations utilisées, l’auteure constate que « Le terme qui s’impose en France en ce début de XXI° siècle est celui de peuple premier ». Ce qui manifestement ne la satisfait pas (« Premier ne veut rien dire. » P. 61). Bien que ne partageant ni le point de vue de l’auteure sur cette question (j’apprécie fortement cette idée qu’il ait existé des peuples premiers) ni, de plus, ses positions publiques sur nombre de sujets, on doit cependant reconnaître que ce bref ouvrage apporte d’utiles éléments de réflexion sur un sujet controversé.

[*Jean-Paul DEMOULE « La révolution néolithique » Ed. Le Pommier 2008
Directeur de l’INRAP*]

Il y a environ dix millénaires, l’histoire de l’humanité connut une véritable révolution, qui marqua le passage du paléolithique au néolithique : dans différentes régions du monde, de petits groupes de chasseurs-cueilleurs entreprirent de domestiquer certains animaux et certaines plantes. Le contrôle des ressources alimentaires leur permit de se sédentariser et d’accroître considérablement leur population. Cette expansion démographique continue déboucha sur la création des premières villes, des premiers états et, finalement, de l’écriture et de l’histoire.
En quelques pages, tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le basculement de la préhistoire à l’histoire de l’humanité. A noter cependant qu’on est dans une approche plus technique que politique.

[*Marcel MAUSS « Essai sur le don » (1° édition 1923 / 1924) in « Sociologie et anthropologie » PUF 1989)*]

Le point de départ d’une réflexion universelle sur le « Donner / Recevoir / rendre » au fondement des sociétés humaines. « Une certitude encore indéfinissable, mais impérieuse, d’assister à un évènement décisif de l’évolution scientifique » (Lévi-Strauss 1950).

« Dans les sociétés qu’on confond fort mal sous le nom de primitives ou inférieures, on ne constate pour ainsi dire jamais de simples échanges de biens, de richesses ou de produits au cours d’un marché passé entre les individus. D’abord, ce ne sont pas des individus, ce sont des collectivités qui s’obligent mutuellement (…). De plus, ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le marché n’est qu’un des moments et où la circulation des richesses n’est qu’un des termes d’un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent (…). »

Un texte incontournable, donc, même si l’auteur, selon Claude Lévi-Struss, se serait fourvoyé dans sa quête de la réponse à la question fondatrice : « Quelle est la règle de droit et d’intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le donateur la rend ? ». Pour Mauss, « la clef du problème » est donnée par un informateur Maori (Tamati Ranaipiri) : c’est « l’esprit de la chose donnée », le « Hau », qui oblige à rendre. « Ce qui, dans le cadeau reçu, échangé, oblige, c’est que la chose reçue n’est pas inerte. Même abandonnée par le donateur, elle est encore quelque chose de lui ». Lévi-Strauss, lui, voit dans la prohibition de l’inceste et l’exogamie qui en est son expression sociale élargie « la règle du don par excellence » (in « Les structures élémentaires de la parenté »). Voir aussi Maurice Godelier : « Parce que donner oblige ». Voir encore Jacques Godbout (avec Alain Caillé) : « Les biens nourrissent les liens » (« L’esprit du don » La Découverte 1992) et aussi, et peut-être surtout, la proposition de Marcel Hénaff (« Le prix de la vérité » Seuil 2002) : « Peut-être l’impératif de donner tient-il tout entier dans ce fait qui est aussi le paradoxe de l’espèce humaine : tous radicalement autres et radicalement mêmes ». De loin celle qui a ma préférence…

[*Marshall SAHLINS « Age de pierre, âge d’abondance » Gallimard 1991
Professeur d’anthropologie à l’Université de Chicago*]

Dans la controverse anthropologique qui oppose formalistes [l’économie considérée comme science des relations entre des moyens (limités) et des fins (alternatives)] et substantivistes [l’économie considérée comme un processus institutionnalisé d’interactions entre l’homme et son environnement naturel lui fournissant les moyens propres à la satisfaction de ses besoins], Marshall Sahlins choisit résolument son camp : celui du substantivisme. Dans cet ouvrage, il tente de démontrer que « la société primitive assigne à sa production une limite stricte qu’elle s’interdit de franchir, sous peine de voir l’économique échapper au social et se retourner contre la société ». D’où il conclut que la première société d’abondance (la seule qui ait réellement existé) c’est celle des chasseurs / pêcheurs / cueilleurs. Faut-il pour autant en déduire « l’impossibilité d’être marxiste en ethnologie » au prétexte que ces sociétés seraient « non divisées » ? On peut sérieusement en douter !

[*Maurice GODELIER « Au fondement des sociétés humaines » Albin Michel 2007
Directeur scientifique du département des sciences de l’homme et de la société au CNRS*]

L’auteur est convaincu que la crise actuelle de l’anthropologie et des sciences sociales, « bien loin d’annoncer, à force de déconstruction, leur disparition, ou plus simplement leur dissolution dans les formes molles des « cultural studies », est le passage obligé de leur reconstruction à un niveau de rigueur et de vigilance critique qui n’existait pas aux étapes antérieures de leur développement ».

Pour nous en convaincre, il traitera des questions suivantes :
Des choses que l’on donne, des choses que l’on vend et de celles qu’il ne faut ni vendre ni donner, mais garder pour les transmettre
Nulle société n’a jamais été fondée sur la famille ou la parenté
Il faut toujours plus qu’un homme et une femme pour faire un enfant
La sexualité humaine est fondamentalement a-sociale
Comment un individu se constitue en sujet social
Comment les groupes humains se constituent en société

Au terme de cette étude, on sera convaincu qu’au fondement des sociétés humaines, il y a du sacré !

[*Philippe DESCOLA « Par-delà nature et culture » Gallimard 2005
Professeur au Collège de France*]

Seul l’Occident s’est attaché à classer les êtres selon qu’ils relèvent des lois de la matière ou des aléas des conventions.
L’auteur s’interroge : peut-on penser le monde sans distinguer la culture de la nature ?
Pour lui, la réponse (qu’on pressent dès le titre de l’ouvrage) ne fait pas de doute. C’est à une recomposition radicale de l’approche proposée par les sciences humaines et à un réaménagement de leurs domaines respectifs qu’il nous invite, afin d’y inclure bien plus que l’homme, tous ces « corps associés » trop longtemps relégués dans une fonction d’entourage. Une pensée nécessaire, même si l’on ressent une gêne certaine, pour ne pas dire une forte réticence, à suivre l’auteur dans ses ultimes conclusions.

[*Jared DIAMOND « De l’inégalité parmi les sociétés » NRF Essais Gallimard 2000
Professeur de physiologie. Université de Californie*]

C’est à l’occasion d’un séjour en Nouvelle-Guinée en juillet 1992 où J. Diamond étudiait l’évolution des oiseaux que lui fut posée par un « remarquable homme politique local » (C’est Diamond qui le dit) la question qui allait conduire à la rédaction du présent ouvrage : « Pourquoi est-ce vous, les blancs, qui avez mis au point tout ce cargo (i) et l’avez apporté en Nouvelle-Guinée, alors que nous, les Noirs, nous n’avons pas grand chose à nous ? ». Au terme de 25 années de travail et de réflexion, mobilisant notamment la génétique, la biologie moléculaire, l’épidémiologie, la linguistique, l’archéologie et l’histoire des techniques, Diamond apporte enfin sa propre réponse à la question de l’origine de l’inégalité parmi les sociétés. Réponse forcément incomplète vu l’ampleur de la question. Réponse discutable d’autre part dans le mesure où cette « inégalité » n’a sans doute jamais eu l’ampleur ni la durée que lui attribue Diamond [Faut-il rappeler que, selon les calculs fiables d’Angus Maddison (« L’économie mondiale 1820 – 1992. Publication OCDE), la première nation en terme de P.I.B. en 1820 est… la Chine]. Au moins cette thèse a-t-elle le mérite d’apporter des éléments de réponse d’une grande originalité et de permettre de poursuivre le débat. (Voir notamment infra C.A. Bayly)

(i) Tous les biens apportés par les blancs sont désignés par ce terme en Nouvelle-Guinée

[*François HARTOG « Anciens, modernes, sauvages » Galaade Editions 2005
Directeur d’études à l’EHESS, chaire d’histoire antique et moderne*]

« Il y eut d’abord des anciens, puis surgirent des modernes et, bientôt donc, des Modernes face à des Anciens (…). Mais soudain le tableau change quand vient s’ajouter, avec la découverte du Nouveau Monde, un troisième personnage : le Sauvage ». Parcourant le temps, de l’Antiquité à la seconde moitié du XX° siècle, F. Hartog nous propose ici une véritable histoire intellectuelle de la culture européenne.

[*Patrick TORT « L’effet Darwin » Seuil 2008
Professeur détaché au Muséum*]

Pour celles et ceux que l’œuvre abondante (voire pléthorique !) de Patrick Tort décourage et qui veulent néanmoins approcher les théories darwiniennes. Un « digest » relativement facile d’accès, un « essai pour en finir avec la tentation toujours présente d’utiliser Darwin pour justifier l’injustifiable ». Ou, comment « La sélection, inversant progressivement son fonctionnement, sélectionne à présent des comportements anti-sélectifs, sans qu’il y ait au sein de ce processus ni antinomie profonde, ni rupture effective. Par la voie des instincts sociaux et de leur intégration affective et rationnelle dans la structuration des rapports intra-communautaires, la sélection naturelle sélectionne ainsi la civilisation, qui s’oppose à la sélection naturelle »… Le fameux « ruban de Möbius ».
Le suivra-t-on dans ses réflexions sur le désir, l’altruisme et le sacrifice ? :
« Si la sélection naturelle a développé des structures et des instincts permettant d’éviter la mort, la sélection sexuelle développe au contraire des annexes physiques et des comportements susceptibles d’exposer la vie, établissant une équation entre la beauté, la séduction et le risque (…) Le mâle risque sa vie dans le combat ou dans l’exhibition, la femelle la risquera d’une façon plus discrète et plus constante dans l’entretien, la défense et l’élevage de la progéniture (…) Vertus guerrières et vertus domestiques (…) fondées sur l’impératif pratique de la protection sont la source évidente et l’objet de toutes les prescriptions morales. La protection est souverainement, altruiste, et qui protège s’expose. Le mâle assure cette protection au niveau du groupe familial (…) mais la femelle l’assure au plus près de la progéniture, ce qui la conduit parfois à s’exposer de manière héroïque : Aristote dans son Histoire des animaux décrit le cas de la perdrix feignant d’être blessée afin d’attirer sur elle le chasseur qu’elle détourne ainsi de son nid et de sa progéniture… ».
A chacunE d’en juger !

[*Moses I. FINLEY « L’économie antique » Editions de Minuit 1992 (1° éd. 1973)
Professeur. Jesus Collège Cambridge. Berkeley*]

Si ce travail représentait bien à l’époque de sa première parution (1973) « les résultats de l’entreprise la plus systématique qui ait été menée à ce jour pour définir la spécificité d’une économie archaïque » – en fait, Antique – comme l’indique le résumé de présentation en fin d’ouvrage, il est évident que les progrès de la science ont apporté de multiples compléments à cette recherche. Néanmoins, par les catégories utilisées (Ordres et statut, maîtres et esclaves, seigneurs et paysans, ville et campagne, Etat et économie), il permet une première lecture synthétique des économies de l’Antiquité.

[*Peter GARNSEY, Richard SALLER « L’empire romain » La Découverte 1994
P.Garnsey Jesus Collège Cambridge. R.Saller Université de Chicago*]

Rome, à l’époque d’Auguste (- 27 / 14), était le siège du gouvernement impérial, de la cour et de l’administration et comptait près d’un million d’habitants. C’était, selon les auteurs, essentiellement une cité parasite. Cet ouvrage constitue une introduction approfondie à l’étude de la société, de l’économie – considérée par eux comme sous-développée – et de la culture de l’Empire romain dirigé, toujours selon eux, par « un gouvernement sans bureaucratie ».
Bref, un classique qui offre une introduction complète à la société, l’économie et la culture de l’Empire romain. Une introduction, donc, ce qui est loin d’épuiser le sujet !
Pour la fin de la période impériale, autrefois improprement désignée par l’expression « Bas-Empire », on consultera :
Peter GARNSEY et Caroline HUMFRESS « L’évolution du monde de l’antiquité tardive » La Découverte 2004

[*Paul VEYNE « Quand notre monde est devenu chrétien »
Professeur honoraire au Collège de France
Le livre de poche 2010*]

Comme l’indique sans ambiguïté le titre de l’ouvrage, Paul Veyne, incroyant convaincu, cherche à comprendre comment le christianisme – ce « chef-d’œuvre » écrit-il page 31 – a pu s’imposer à tout l’Occident entre l’an 300 et l’an 400. Selon lui, l’empereur Constantin, maître du monde occidental, aurait joué un rôle déterminant dans cette conversion du monde romain du paganisme au christianisme. On peut être quelque peu interpellé par un raisonnement qui semble faire fi de toute prise en considération des éléments « infrastructurels » (pour faire bref) et privilégie aussi bien le rôle des individus (« Or, l’année suivante, en 312, le plus imprévisible des évènements éclata : un (des quatre) co-empereurs, Constantin (…) se convertit au christianisme à la suite d’un rêve (« Tu vaincras sous ce signe » P. 9) que celui du hasard (« Sans pressentir les conséquences historiques de leur décision, les deux clans militaires se mirent d’accord en 364 sur le chrétien Valentien, pour mille raisons où la religion n’entrait guère, mais plutôt l’opportunité, l’urgence, l’intérêt personnel ou corporatif, le talent ou la maniabilité des candidats » P. 161).
Mais Paul Veyne n’en démords pas : « Je reprends mon antienne : pendant les deux derniers tiers du XX° siècle, on a entendu parler du paradis soviétique et des « lendemains qui chantent ». C’était de la « langue de bois », sauf dans la bouche et dans la tête des prophètes initiaux, Lénine et Trotski, qui y croyaient si profondément qu’ils ont bouleversé le monde en conséquence » (P. 192).
Cela mérite réflexion, non ?

[*Perry ANDERSON « Les passages de l’Antiquité au féodalisme » Maspero 1977
Professeur à l’université de Californie (Los Angeles)
Ancien rédacteur en chef de la New Left Review*]

« La synthèse historique qui se produit finalement, c’est naturellement le système féodal. C’est ce terme même de synthèse qu’emploie Marx, suivant en cela d’autres historiens de son temps. La collision cataclysmique de deux modes de production antérieurs en désintégration (l’un primitif, l’autre antique) finit par produire l’ordre féodal qui s’installa partout dans l’Europe médiévale. Le fait que le système féodal en Occident était le résultat précis d’une fusion des héritages romain et germanique était déjà évident pour les penseurs de la Renaissance… ».
Une somme incontournable et lumineuse, par l’un des meilleurs spécialistes marxiste d’une période historique trop longtemps présentée comme « obscure « (par ceux qui n’ont jamais su s’appuyer notamment sur les valeurs solides du marxisme).

[*Georges DUBY « Guerriers et paysans, VII° – XII° siècle » Gallimard 1978
Professeur au Collège de France*]

« Guerriers et paysans » est l’histoire d’un démarrage, celui de l’économie européenne entre les invasions barbares et l’essor des villes. Il ressort, selon l’auteur de cette vaste enquête sur le premier essor de l’économie occidentale, que l’élan de croissance a été animé, essentiellement dans une première phase, par les activités militaires dont l’aristocratie tirait alors tous les profits, et qu’il le fut, dans un second temps, par le labeur des paysans que stimulait le pouvoir seigneurial.
Et pour poursuivre l’analyse, du même auteur, « Le Moyen Age de Hugues Capet à Jeanne d’Arc » (Hachette 1987) : « Vers 1180, dans toute l’Europe commence le temps des hommes d’affaires. Après cette date, l’esprit de profit fera sans cesse reculer l’esprit de largesse » (Le fameux « Noblesse oblige » NdA).

[*Jean-Yves GRENIER « L’économie d’Ancien Régime » Albin Michel 1996
Directeur de rédaction des Annales. Chargé de recherches au CNRS*]

Par son étude sur les prix, les salaires et les documents de la pratique, par sa relecture des textes de Quesnay, Turgot, Necker et des économistes du XVIII° siècle (les « économistes des Lumières »), Grenier définit les principales caractéristiques d’un monde économique incertain : l’économie des XVII° et XVIII° siècles, soumise à des ajustements permanents, a pour cadre une temporalité marquée par l’aléatoire. Pour mener à bien ce travail, l’auteur pose un parti pris initial : « la nécessité d’un point de vue particulier pour développer une vision d’ensemble. Ce point de vue (initial) est d’abord économique : la valeur est au point de départ de l’analyse ». Dans la mesure où la valeur dont il est question est celle que définit Marx, notamment et pas seulement dans « Le capital », on part sur des bases solides.

[*Christophe COLOMB « La découverte de l’Amérique » Maspero. La Découverte 1979
Introduction de Michel Lequenne*]

Curieux petit livre qui, après une enrichissante introduction historique de Michel Lequenne, nous offre la lecture du journal de bord (1492 / 1493) de l’explorateur. Finalement peut-être le meilleur réquisitoire contre la sauvagerie… de la conquête hispano-lusitanienne :
« Vendredi 21 décembre 1492.
Aujourd’hui, avec les barques des navires, il alla voir ce port et le trouva tel qu’il affirma qu’aucun ne l’égalait de ceux qu’il avait vus jamais. (…) L’Amiral vit quelques terres bien travaillées, mais il est vrai qu’elles le sont toutes. (…). L’Amiral ordonna de ramer vers le point de la côte le plus près du village. (…). Il vit des indiens (…), il en vint tant que toute la plage en était couverte. Tant les hommes que les femmes et les enfants, faisant mille démonstrations, couraient les uns par-ci, les autres par-là, pour nous apporter de ce pain de niames qu’ils appellent ajes et qui est très blanc et très bon, aussi de l’eau dans des calebasses (…). Ils nous apportaient tout ce qu’ils avaient dans ce monde (…). Et tout cela d’un si bon coeur et avec tant de joie que c’était merveille. (…). Et c’est chose facile, ajoute-t-il, que de savoir, quand une chose est donnée, qu’elle est donnée de grand coeur ».

On peut aussi se reporter au remarquable ouvrage de Bartolomé de Las Casas rédigé cinquante ans après le premier voyage de Colomb « Très brève relation de la destruction des indes » (Maspero. La Découverte 1983). Ce réquisitoire incomparable contre la colonisation des premiers territoires conquis d’Amérique constitue l’une des pièces maîtresses de la lutte que celui-ci mènera toute sa vie en faveur des indiens d’Amérique et qui donnera lieu entre autre à la célèbre controverse de Valladolid en 1550 qui l’opposa au très aristotélicien Ginès de Sepulveda. José Marti, le héros de l’indépendance cubaine, voyait en Las Casas le premier apôtre de « notre Amérique métisse ».

[*Max WEBER « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme » Agora 1994*]

« Tous ceux qui, élevés dans la civilisation européenne d’aujourd’hui, étudient les problèmes de l’histoire universelle, sont tôt ou tard amenés à se poser, et avec raison, la question suivante : à quel enchaînement de circonstances doit-on l’apparition, dans la civilisation occidentale et uniquement dans celle-ci, de phénomènes culturels qui – du moins nous aimons à le penser – ont revêtu une signification et une valeur universelles ? ». Question discutable dans son radicalisme européano-centré, certes, mais qui permet le développement d’une riche réflexion sur la genèse des temps modernes.

Dans une approche proprement « idéal-typique », Weber met en relation :
d’une part l’éthique protestante qui plonge l’individu dans une angoisse existentielle radicale. Dieu étant caché (Deus abscondito) et le sort de chacun fixé de tous temps (la « prédestination » de Luther. Voir infra), comment l’individu peut-il connaître celui-ci ? La réponse sera trouvée dans la réussite de ses oeuvres terrestres, signe probable de l’élection divine.
D’autre part « l’esprit du capitalisme moderne » caractérisé par la recherche rationnelle et systématique du profit par l’exercice d’une profession (« Souviens-toi que le temps, c’est de l’argent ». Advice to a young tradesman. Benjamin Franklin 1748).

Il montre que l’essor du capitalisme se fonde sur cette révolution des esprits, engendrée par la tourmente luthérienne. Une approche de l’émergence du capitalisme qui donne le primat aux facteurs exogènes.

Thèse universellement connue et reconnue qu’Alain BIRH nuance cependant dans « La préhistoire du capital » Tome I Ed. Page deux 2006 :

« Ainsi constate-t-on qu’il n’a nullement fallu attendre certains courants radicaux de la Réforme pour voir s’esquisser le type de subjectivité caractéristique du monde capitaliste. Si l’ascétisme intramondain propre à ces courants a incontestablement consolidé la formation de cette subjectivité, en la ‘durcissant ’ et en la rendant plus fonctionnelle au regard des exigences de l’accumulation capitaliste, comme Weber l’a parfaitement établi dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, il n’en a pas constitué la matrice. C’est dans le milieu du patriarcat marchand médiéval que, deux bons siècles avant la réforme, quelques uns des traits de cette subjectivité spécifiquement capitaliste sont déjà repérables in statu nascendi ».

[*FUNCK-BRENTANO « LUTHER » Ed Bernard Grasset 1934
Membre de l’institut*]

Certes, une relique (voir date de parution), mais quelle merveille…
« L’an 1511, vers le milieu de l’automne, un jeune moine allemand, de l’ordre des augustins, quittait son couvent d’Erfurt en Thuringe, pour se rendre à Rome : un beau jeune gars de vingt-huit ans, bien musclé… »
C’est bien de celui qui va provoquer le plus grand schisme de la longue histoire de l’église catholique romaine qu’il va être question tout au long de ce livre foisonnant d’autant d’anecdotes et de témoignages oraux que de faits historiques rigoureusement vérifiés et analysés.
Un modèle de biographie, qui nous fait presque vivre au jour le jour les combats de Luther, de Wittenberg à la guerre des paysans, en passant par la controverse d’Augsbourg, son mariage et ses démêlées avec Erasme, pour ne citer que quelques uns de ses hauts faits d’arme.
Un travail biographique absolument complet qui permet de se faire une opinion sur cet individu totalement illuminé, pris lui-même dans l’insoluble contradiction existentielle de la doctrine qu’il a répandue, celle de la « prédestination ».
Un travail méthodique enfin qui donne à découvrir un Luther qui se révèle n’être qu’un personnage foncièrement odieux dans ses prises de positions aussi viscéralement réactionnaires… que sexistes (mais l’un irait-il sans l’autre ?). Quelques exemples : « Les tentations de la chair sont vétille, la première femme venue peut y remédier ». En pleine guerre civile allemande (1523 / 1525), il fait paraître un pamphlet « contre les hordes brigandes et meurtrières des paysans ». Paysans pour qui sa haine et son mépris n’ont pas de bornes : « Quand un pêteux veut gouverner, il n’en résulte que du mal ; que les paysans triturent leurs fromages, traient leurs vaches et cuisinent, voila leur affaire ». Et pour finir son dernier sermon public à Wittenberg le 17 janvier 1546 « La raison est la prostituée, soutien du diable, une prostituée mauvaise, méchante, rongée de gale et de lèpre, laide de visage, jetons-lui des ordures à la face pour la rendre plus laide encore ».

Une seule conclusion : A bas la calotte ! Toutes les calottes !

[*Fernand BRAUDEL « La dynamique du capitalisme » Flammarion 1988
« Ce petit volume reproduit le texte de trois conférences que j’ai (F.B.) faites à l’Université Johns Hopkins, aux Etats-Unis, en 1976 »*]

« La splendeur, la richesse, le bonheur de vivre se rassemblent au centre de l’économie-monde, en son coeur. C’est là que le soleil de l’histoire fait briller ses plus vives couleurs (…). Toute une modernité économique en avance s’y loge : le voyageur le remarque qui voit Venise au XVI° siècle, ou Amsterdam au XVII°, ou Londres au XVIII°, ou New-York aujourd’hui ». New York City qui, aujourd’hui encore, pour le meilleur et surtout pour le pire, tient encore le haut du pavé.

Une synthèse particulièrement réussie de la somme Braudélienne par excellence : « Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme, XV° – XVIII° siècle » (Armand Colin 1979) où il élabore sa fameuse tripartition des économies :

1/ « Les structures du quotidien ». Au-dessous du marché, l’activité élémentaire de base que l’on rencontre partout (…). Cette zone épaisse, au ras du sol, je l’ai appelée, faute de mieux, la vie matérielle ou la civilisation matérielle.
2/ « Les jeux de l’échange ». L’économie dite de marché, entendez les mécanismes de la production et de l’échange liés aux activités rurales, aux échoppes, aux ateliers, aux boutiques, aux Bourses, aux banques, aux foires et naturellement aux marchés
3/ « Le temps du monde ». Au-dessus et non plus au-dessous de la vaste surface des marchés se sont élevées des hiérarchies sociales actives : elles faussent l’échange à leur profit, bousculent l’ordre établi (…). A cet étage élevé, quelques gros marchands d’Amsterdam, au XVIII° siècle, ou de Gènes, au XVI° siècle, peuvent bousculer, au loin, des secteurs entiers de l’économie européenne, voire mondiale.

[*Norbert ELIAS « La dynamique de l’Occident » Agora 1990 (1° éd 1939)*]

L’auteur analyse l’évolution de la civilisation occidentale en mettant en parallèle la logique des pulsions individuelles de chacun et celle de la formation d’un pouvoir étatique de plus en plus contraignant et centralisé. Il y voit la clef du développement politique de la société française, qu’il analyse dans une première partie historique qui va du Moyen Age à nos jours, avant de proposer la théorie de ce mouvement qui conduit les acteurs sociaux à se montrer de plus en plus rationnels au fur et à mesure d’une évolution qui fait de la violence un monopole de l’Etat.

[*Albert O. HIRSCHMAN « Les passions et les intérêts » PUF 1980
Professeur. Institute for advanced Study of Princeton*]

La question de départ pour Hirschman est celle-là même que se pose Weber (voir plus haut) : « Comment une activité au mieux tolérée par la morale a-t-elle pu se transformer en vocation (Beruf) au sens de Benjamin Franklin ? ». Il y répond par une étude approfondie de la lente évolution des esprits au terme de laquelle les activités lucratives, si longtemps abominées, seront non seulement lavées du pêché d’avarice, mais tenues pour le moyen le plus efficace de refréner les passions tumultueuses et destructrices de l’homme. Alors que, pour Marx comme pour Weber, le nouvel « esprit du capitalisme » résulte d’une brutale solution de continuité, il y voit un événement de nature essentiellement endogène. Parmi bien d’autres, les écrits de Spinoza, Machiavel, Hobbes et Montesquieu sont mobilisés pour étayer la thèse.
David COSANDEY « Le secret de l’Occident » Flammarion 2007
Docteur en physique théorique

Pourquoi, se demande l’auteur (qui s’avère incapable de s’extraire d’une approche exclusivement européano-centriste), la Grèce antique puis l’Europe moderne ont-elles été les matrices de deux « miracles » scientifiques et culturels sans équivalent dans le monde ? A quelles circonstances, à quelles qualités spécifiques l’Occident doit-il d’être « l’inventeur » de la modernité ?
A ces interrogations, l’auteur apporte deux réponses :
L’hypothèse thalassographique. « Il faut s’imprégner de la carte du monde (« les cartes disent l’essentiel » commente Fernand Braudel) : l’agencement géographique des mers et des terres est un facteur crucial de la vie des peuples »
la théorie « méreuporique » : prospérité économique et division politique stable (à l’échelle des continents) sont les conditions indispensables de tout progrès techno-scientifique.

Un ouvrage roboratif… aux hypothèses plus que discutables ! On lui préférera sans équivoque l’analyse de Jared Diamond (même si Emmanuel Le Roy Ladurie voit en Cosandey « le fidèle continuateur de Fernand Braudel »). Faisant ici preuve d’un grave manque de modestie, on osera s’interroger sur la validité de ce jugement d’E. LRL !).

[*Karl POLANYI « Essais » Seuil 2008
Université Columbia. New York
Introduction de Michele Cangiani et Jérôme Mauracourant*]

Difficile de résumer l’oeuvre de Karl Polanyi, comme il serait difficile de choisir parmi ses nombreux écrits. En tout cas, l’erreur serait de réduire son travail à l’ouvrage qui le fit connaître mondialement : « la grande transformation », publié en 1944 et traduit en français… en 1983. Constatons d’ailleurs que cette lacune éditoriale s’en double d’une autre tout aussi inexplicable (et impardonnable !) : sans doute le meilleur travail qu’il ait jamais dirigé, « Trade and market in the early empires. Economies in history and theory », rédigé en collaboration avec Conrad M. Arensberg et Harry W. Pearson et publié en 1957 en anglais, ne paraîtra que tardivement en France (Larousse 1975. Préface de Maurice Godelier) sous le titre « Les systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie ». De plus, rapidement épuisé, celui-ci ne sera jamais réédité sous sa forme originale.
Michele Cangiani (Professeur associé à l’Université Ca’Foscari de Venise) et Jérôme Maucourant (Maître de conférences à l’Université Jean Monnet à Saint-Etienne), qui ont réuni et présenté l’ensemble des textes publiés dans les « Essais » écrivent : « (…) la pensée de Polanyi est d’une étonnante actualité. Il est en effet le penseur par excellence de la « société de marché » et de la crise à laquelle s’expose une société où la logique de l’économie marchande en vient à dominer toutes les sphères de l’activité humaine ».
Pour inciter à la lecture, on se contentera de citer les premières lignes du premier chapitre de l’ouvrage précité : « Aujourd’hui, peu de spécialistes des sciences sociales acceptent dans son intégralité la conception naïve du Siècle des Lumières concernant l’homme primitif qui jouit de sa liberté et troque ses biens dans la brousse et la jungle pour organiser sa société et son économie. Les découvertes de Comte, Quételet, Marx, Maine, Weber, Malinowski, Durkheim et Freud tiennent une place croissante dans l’accroissement du savoir moderne, selon lequel le procès social est un tissu de relations entre l’homme en tant qu’entité biologique et la structure unique des symboles et des techniques qui permet à son existence de se maintenir ».

[*Alain RENAUT (Dir.) Naissances de la modernité Calmann-Lévy 1999
(Tome II de « Histoire de la philosophie politique »)*]

« Hegel notait déjà que, si les anciens se savaient libres comme citoyens, ni Platon, ni Aristote n’ont su que l’homme comme tel est libre ».

L’homme de l’humanisme moderne s’affirme comme celui qui n’entend plus recevoir ses lois de la nature des choses ni de Dieu, mais prétend les fonder à partir de lui-même. C’est ce parcours que les auteurs réunis autour d’Alain Renaut passent en revue. On y croisera notamment Augustin, Guillaume d’Ockham, Descartes, Machiavel, Bodin, Hobbes, Grotius…
Les lecteur(trice)s intéressé(e)s par cette première expérience pourront revenir au premier tome « La liberté des anciens » ou se projeter dans le tome III « Lumières et romantisme ».

Votre serviteur avoue n’avoir lu ni le tome IV « Les critiques de la modernité politique », ni le cinquième et dernier « Les philosophies politiques contemporaines », très probablement par réticence face aux engagements politiques des deux principaux contributeurs (Alain Renaut mais aussi Luc Ferry).

[*Levent YILMAZ « Le temps moderne » Gallimard 2004*]

« Comment nos sociétés occidentales sont-elles entrées dans l’histoire, c’est-à-dire la mise à distance du passé, le sentiment de la plénitude du présent, le souci d’aménager l’avenir ? Comment se sont-elles déprises de l’idée, formulée définitivement par saint Augustin, que la suite des temps était inscrite dans l’acte même de la Création divine, que l’avenir n’était au mieux que la répétition du passé, que la Tradition enfin était seule source de sagesse ?
L’auteur montre que la Querelle des Anciens et des Modernes (qui explose lorsqu’en janvier 1687 Charles Perrault déclare publiquement « Je vois les Anciens sans plier les genoux / ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous ») fut non pas le point de départ mais l’aboutissement d’un lent ébranlement séculaire dont les premiers coups furent portés par Dante en ses poèmes, Pétrarque en ses promenades, répercutés par Machiavel et les républiques italiennes, Copernic et l’imprimerie, ou bien encore Galilée et les Académies… »

[*Robet CASTEL et Claudine HAROCHE « Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi » Fayard 2001
Respectivement directeur d’études et directeur de recherche à l’EHESS*]

Locke, en 1690, dans son « Essai sur l’entendement humain » affirmait que l’individu propriétaire était par là même propriétaire de sa personne. Et c’est pour sauvegarder cette propriété et donc leur vie et leur liberté que les hommes avaient quitté par libre consentement l’état de Nature pour fonder une société politique. A contrario, les membres de la « classe non propriétaire », parce qu’ils n’ont rien, ne sont rien. Pour les auteurs de ce bref essai, la propriété sociale, à défaut de la propriété privée, a représenté une innovation décisive qui a permis la réhabilitation des non propriétaires. De sorte que l’ébranlement de ces protections fait aujourd’hui émerger un profil inédit d’individus : des individus par défaut.

Un argumentaire solide et plus que jamais d’actualité en défense de nos valeurs. « Les services publics, le seul capital de ceux qui n’en ont pas ! ».

[*Jean-Marie DOMENACH « Approches de la modernité » Ellipses 1995
Professeur à l’Ecole polytechnique, directeur de la revue « Esprit »*]

Cet ouvrage, nous dit l’auteur, a un double objet :
définir ce qu’est cette modernité qui s’est emparée de notre monde depuis plus de trois siècles
introduire à la connaissance des sciences de l’homme, dont la modernité a permis la naissance et le développement
Un manuel, avec toutes les limites de l’exercice, c’est du moins ce que penseront certains, mais qui fournit néanmoins tout une série d’informations complémentaires fort utiles à la réflexion sur la genèse de la modernité.
Christopher A. Bayly « La naissance du monde moderne » Monde diplomatique 2007
Professeur d’histoire. Université de Cambridge

Dans la préface à cet ouvrage majeur, Eric Hobsbawn écrit :
« Peu nombreux sont les ouvrages historiques qui font instantanément date. Dans le domaine en rapide expansion de l’histoire mondialisée c’est pourtant le cas du livre de Christopher Bayly. (…). Il n’est pas excessif de prétendre qu’il a transformé la nature même de la période – le « long dix-neuvième siècle », entre les révolutions de la fin du XVIII° siècle et la Première Guerre Mondiale – et la nature de son sujet. (…). L’essor, ou plutôt le retour d’une histoire du monde qui ne soit pas centrée sur la conquête du globe par les Européens est un phénomène très récent. (…). Le principal obstacle se dressant sur la voie d’une histoire mondialisée est l’idée bien ancrée d’une supériorité européenne (ou, pour parler comme les américains, « occidentale ») due à la nature exceptionnelle des sociétés qui se sont développées en Europe depuis l’Antiquité classique (…) ».

Une somme (786 pages sans les 70 pages de références !) et un exploit quand même, si l’on ose s’exprimer ainsi : traiter de la période sans jamais mobiliser ni même citer Marx ! (Qui ne figure même pas dans l’abondante bibliographie !). Ce « petit défaut » mis à part, on y apprend quand même beaucoup de choses !

[*Alain BIRH « La préhistoire du capital » Edition Page deux 2006
Professeur de sociologie à l’Université de Franche-Comté*]

Selon une légende tenace, inventée et mise en forme par le libéralisme dès le XVIII° siècle, le capitalisme serait né de la seule extension des rapports marchands et monétaires, tenus eux-mêmes comme le prolongement de « l’économie naturelle ». Contre cette légende, l’auteur, prenant appui sur l’esquisse par Marx d’une triple lignée historique – distinguant les sociétés « asiatiques », les sociétés antiques méditerranéennes et les sociétés européennes médiévales – cherche à comprendre pourquoi ce n’est qu’au sein du féodalisme, européen mais aussi japonais, que ce rapport de production a pu voir le jour et entamer son développement, jusqu’à se mettre en état de partir à la conquête du restant du monde.

[*Frédéric LORDON « Capitalisme, désir et servitude. » La fabrique 2010
Directeur de recherche au CNRS*]

A un premier niveau, on pourrait tout d’abord reconnaître à ce livre remarquable l’intérêt de nous initier à la philosophie de Spinoza, ce qui ne serait déjà pas rien. Mais là n’est pas l’objectif de l’auteur qui entend montrer en quoi Marx et Spinoza peuvent nous permettre de comprendre la servitude (qui n’a rien de volontaire) dans le cadre du capitalisme actuel.
Réfutant l’idée que le salarié, au moment de la signature du contrat de travail, aurait une claire conscience de son aliénation mais s’y soumettrait volontairement en échange d’un salaire, il démontre magistralement l’aporie que porte en lui le « concept » de consentement volontaire. Pour ce faire, mobilisant Spinoza, F. Lordon rappelle que « le consentement n’existe pas. Il n’existe pas si on le comprend comme un approbation inconditionnée d’un sujet qui ne procéderait que de soi, car l’hétéronomie est la condition de toute chose – y compris des choses humaines, et il n’y a aucune action que quiconque puisse revendiquer comme entièrement sienne (…) ». Ou, pour citer Spinoza : « Une chose quelconque qui est finie et dont l’existence est déterminée, ne peut exister ni être déterminée à agir, qu’elle ne soit déterminée à l’existence et à l’action par une autre cause qui est également finie et dont l’existence est déterminée ».
Mais alors, qu’est-ce qui pousse le salarié à accepter cette transaction inégale et aliénante ?
Les passions, répond Lordon avec l’appui tant de Spinoza que de Marx, grâce auxquelles « certains hommes, on les appellent des patrons, peuvent en amener d’autres à entrer dans leur désir et à s’activer pour eux ». Bref, nous dit l’auteur, il s’agit de « reprendre le problème salarial par les passions ». Ce qui conduit à des analyses lumineuses, pour ne pas dire jouissives, du « travail d’enchantement constant destiné à persuader les salariés que leurs petites joies sont en fait de grandes joies tout à fait suffisantes – pour eux », du « spectacle frappant de la transhumance quotidienne vers les usines ou les quartiers d’affaires, ces lieux de grande concentration de l’exploitation passionnelle capitaliste »… On n’en dit pas plus, vous laissant découvrir ce livre d’une immense richesse.

Et du même auteur, un petit bijou d’humour et d’analyse économique aussi rigoureuse que pédagogique « D’un retournement l’autre », paru très récemment au Seuil et sous titré « Comédie sérieuse sur la crise financière. En quatre actes, et en alexandrins ». BercéEs par le doux rythme des alexandrins qui vous rappellera vos années lycée, vous rirez de bons cœurs de nos modernes diafoirus de la finance tout en puisant de solides arguments pour les combattre. Chapeau l’artiste !

P.S. Juste une petite remarque personnelle, pas totalement déconnectée de ce qui précède : contre le discours lénifiant du capitalisme contemporain qui convie les salariés à être les « acteurs » de leur parcours personnel et professionnel, soyons-en plutôt les « auteurs », tant il est vrai que l’acteur ne fait que jouer un scénario qu’il n’a pas écrit (aujourd’hui, celui de la crise du néo-libéralisme).

Et pour finir, en hommage à toutes celles et tous ceux qui luttent et n’ont jamais renoncé.
Mon coup de cœur…

[*« Un automne pour Madrid » Christine DIGER Atlantica 2005
Histoire de Théo Francos, Combattant des Brigades Internationales pour la liberté*]

Fuyant la misère et les problèmes politiques, la famille Francos quitte son petit village de Castille en 1909 et s’installe à Bayonne. En 1936, lorsque les généraux fascistes déclenchent la guerre civile, Théo, militant communiste, part, malgré l’opposition du PCF, au secours de la République espagnole. Il est de tous les combats : Madrid (Colonne Libertad du PSUC), Tolède, Guadalaraja, Brunete, Teruel, l’Ebre, la Catalogne, Barcelone, enfin. Suivent quatorze mois de geôles franquistes dont il parvient à s’échapper en novembre 1939. Le 24 juin 1940, depuis Saint Jean-de-Luz, il part vers l’Angleterre et rejoint les Forces Françaises Libres avec lesquelles il prend part à une série de parachutages en France occupée. En 1944, il est de la bataille du Monte Cassino.
Le 10 septembre 1944, il est parachuté à Arnhem en Hollande avec un commando chargé d’organiser des sabotages derrière les lignes allemandes. Isolés, éloignés de la ligne de front américaine, privés de vivres, encerclés, les 35 hommes du commando sont fait prisonniers et fusillés le soir même par les troupes allemandes. La mort pour eux tous, sauf pour Théo qui s’est laissé tomber au moment du tir et qui n’est touché que par une balle, amortie par son insigne, qui se loge entre le cœur et l’aorte. De la fosse où gisent ses camarades fusillés, il sera extrait le lendemain par un couple de résistants allemands.
Depuis lors, il vit avec cette balle que les médecins ont renoncé à enlever.
Il a aujourd’hui quatre vingt quinze ans passés.
Vous pouvez le rencontrer à Bayonne où il s’est retiré, au 9ème étage de son HLM.
Il vit d’une modeste retraite et poursuit son combat pour la Liberté.

Notes proposées par Jean-Marie Canu