« Pas mort d’homme… », interview d’Isabelle Thieuleux

Isabelle Thieuleux est élève-avocate, militante féministe,
ancienne salariée et écoutante du Collectif Féministe contre le Viol.

◗ EE : L’ « affaire DSK » a soulevé un machisme notoire et une « souplesse morale » concernant le harcèlement sexuel et le viol dans la société française. Qu’en est-il juridiquement ?

Isabelle Thieuleux : L’affaire DSK a effectivement libéré une parole sexiste, avec des interventions, qui, si elles avaient été racistes, auraient été condamnées beaucoup plus rapidement et unanimement. Certaines paroles étaient même d’un sexisme assumé. Mais je parlerais plus de sexisme ordinaire, ou de harcèlement sexiste ordinaire, plutôt que de harcèlement sexuel qui se pose plus dans le cadre du travail.

Le harcèlement sexiste ordinaire n’est pas du tout appréhendé par le droit, ce qui est une vraie différence avec les paroles racistes. Il n’y a pas de poursuites pour incitation à la discrimination en raison du sexe. Concernant les insultes, une vraie difficulté existe. Les délits de prescription sont très courts (un mois à compter de la publication contre trois pour propos racistes).

La « souplesse morale » existe effectivement mais elle est en fait une véri­table hypocrisie. Si une femme parle de harcèlement ou de viol, sa parole est quasi systématiquement mise en doute, ce qui est un élément majeur de la difficulté liée à ces affaires. A ce propos, Serge Portelli(1) parle de droit à « un crédit temporaire de bonne foi » car pour pouvoir enquêter objectivement, il faut pouvoir croire. Si la parole de la victime est en doute, une femme qui portera plainte, ne dira pourtant pas tout si elle n’a pas été crue sur l’instant, et des éléments vont manquer quant à l’analyse de l’agression. Mais la parole des femmes n’est pas seulement mise en doute par les institutions, elle l’est aussi par l’entourage car il existe une réelle ignorance de ce que peuvent être les violences faites aux femmes. La définition du harcèlement sexuel dans le code pénal(2) entretient la confusion entre violences sexuelles et sexualité. Le sexuel c’est l’outil de la violence faite aux femmes. N’oublions pas que le viol est aussi une arme de guerre. Dans la violence sexuelle, l’agresseur va employer les mêmes « actes » que dans le domaine de la sexualité pour exercer sa violence, ce qui vient jeter le doute total, une identification difficile à une violence. Le prisme sexuel vient retarder l’identification de la violence. Tout un travail est à faire avec la victime et souvent, le temps est passé (3)…

◗ Les victimes de viol et de harcèlement sexuels portent rarement ou tardivement, plainte. En tant qu’élève avocate, comment l’analyses-tu ?

Isabelle Thieuleux : On en revient à la difficulté de définir comme un viol l’acte de violence qui vient de se dérouler. L’état de choc individuel de la victime engendré -notamment- par la peur de mourir retarde tout acte envers la justice. Dans la société, le viol est une notion absolument pas claire. Il y a une conjonction du contexte sociétal et du contexte individuel. Le système judiciaire ne donne pas confiance aux femmes qui doivent quelque part prouver que l’acte s’est effectivement déroulé, par la répétition lors d’entretiens devant des magistrats ou des policiers du déroulement des faits. L’absence de témoin direct, de « trace matérielle » engendrent aussi la peur de ne pas être crue.

◗ Quelles sont les propositions faites par le mouvement des femmes pour lutter contre les crimes et délits sexuels et pour protéger les victimes ?

Isabelle Thieuleux : Des personnels de la justice ont des propositions positives mais aucun moyen ne leur est donné.

Si pour chaque plainte, une véritable enquête avait lieu, ce serait déjà un grand pas. Il est aussi question de ne plus mettre en doute la parole de la victime. Et plus encore, au niveau du grand public : informer la population. Il faut se donner les moyens d’adapter les outils judiciaires à la spécificité de la criminalité sexuelle : se doter de juridictions particulières et de tri­bunaux spécifiques. ●

Propos
recueillis par
Ingrid
Darroman

1) Serge Portelli est magistrat et notamment auteur
de « L’interrogatoire » FIAC 2001 avec Sophie Clément

2) « Le harcèlement sexuel est le fait pour toute personne
de harceler autrui par des agissements dont le but est d’obtenir
des faveurs de nature sexuelle à son profit ou au profit d’un tiers. »

3) Pour porter plainte : 10 ans à partir de la date des faits
pour une femme agressée alors qu’elle était majeure. 20 ans
à partir de la majorité depuis 2004 pour agression sexuelles
sur mineur-es. Harcèlement , trois ans à partir de la date des faits.