« Le service public est au cœur de cette République »

Interview de… Gérard Aschiéri

Quelle évolution d’une Fonction publi­que au regard de la pression faite sur les États ?

La Fonction publique est soumise à une double pression : d’une part la volonté d’en réduire les effectifs au nom de la réduction des déficits, d’autre part la remise en cause des principes qui la fondent au prétexte d’une prétendue supériorité du marché et de la libre concurrence. Le tout assorti d’un discours sur les prétendus privilèges des fonctionnaires.

Pourtant nous pouvons faire un triple constat. D’abord, comme nous le rappelons dans notre livre[[La Fonction publique au 21ème siècle,
A. LePors et G. Aschiéri. éditions de l’Atelier.
]] les pays qui ont, dans un premier temps, réduit fortement l’emploi public en sont revenus et ont créé de nouveau des emplois : c’est le cas des plus libéraux comme la Grande-Bretagne.

Ensuite, si en France le statut a été maintes fois modifié (plus de 200 modifications législatives en 30 ans), ses fondements et son architecture n’ont pas été entamés et par exemple, la tentative de Nicolas Sarkozy en 2007 de développer des contrats de droit privé concurrents du statut n’a pas abouti.

Enfin, et c’est ce qui explique cette pérennité, l’existence d’une fonction publique de carrière, bénéficiant de garanties instituées par la loi répond à un besoin, celui de la prise en charge de l’intérêt général dont Anicet Le Pors et moi-même avons la conviction qu’il s’agit d’un besoin d’avenir.

Mais tout cela implique que la Fonction publique évolue : nous essayons dans ce livre de tracer les grandes lignes d’une telle évolution, comme par exemple rapprocher la fonction publique territoriale de la fonction publique d’Etat, réduire la précarité, démocratiser la gestion…

Mais nous considérons aussi qu’il est indispensable de mener un certain nombre de débats sur des questions qui se posent sans doute en des termes nouveaux : le sens à donner au principe hiérarchique, à l’obligation de réserve, au devoir d’obéissance, le critère de nationalité pour l’accès aux emplois publics, la différence entre travail prescrit et travail réel, entre égalité formelle et égalité réelle, la place à réserver à l’usager, l’irruption des technologies de l’information ou les traductions concrètes du principe de laïcité.

Nous avons choisi de les pointer et de donner les éléments du débat sans apporter de réponse a priori car il est nécessaire que les agents comme les usagers s’en emparent.

En quoi la Fonction publique dessinerait-elle les contours d’un État social qui aurait tout son sens ?

L’existence d’une Fonction publique est étroitement liée à une conception du service public qui, en France, s’est construite en relation avec le pacte républicain et les valeurs de la citoyenneté forgées et enrichies au cours des siècles : une conception de l’intérêt général distincte de la somme des intérêts particuliers, une affirmation du principe d’égalité qui doit tendre à l’égalité sociale au-delà de l’égalité juridique, une exigence de responsabilité que fonde le principe de laïcité.

Ce service public est au cœur de cette République dont la constitution rappelle qu’elle est sociale.

Il joue un rôle essentiel en termes de redistribution mais son rôle est encore plus fondamental. Dans le premier chapitre, nous citons Robert Castel qui évoque la « société des semblables », une société dans laquelle chacun dispose des moyens de base lui permettant à la fois d’être autonome et de s’inscrire dans une relation d’interdépendance envers les autres.

Celle-ci ne peut se construire sur l’addition d’intérêts particuliers, pas plus que sur leur mise en concurrence ; elle a besoin au contraire de systèmes de solidarité, d’accès effectif aux droits et de prise en charge de l’intérêt général et des biens communs qui échappent aux règles du marché et de la concurrence. C’est précisément le rôle du service public.

Par ailleurs, contrairement à toutes les tentatives d’opposer fonctionnaires et salariés du privé, la Fonction publique peut constituer un modèle social sur lequel s’appuyer, ne serait-ce que parce que la précarité n’est pas seulement une source de souffrance pour ceux qui en sont victimes mais qu’elle nuit à l’efficacité du travail.

Il ne s’agit pas de transformer les salariés du privé en fonctionnaires mais de prendre appui sur la fonction publique pour conquérir ou reconquérir des droits nouveaux, une forme de statut du travailleur salarié dans le privé.

Quelle dimension universelle des services publics (et de la Fonction publique) dans une Europe où la réalité en ce domaine est tellement diverse ?

Certes, cette réalité est diverse mais à peu près partout existent, de façon plus ou moins extensive, des systèmes qui visent à prendre en charge l’intérêt général et qui échappent en partie ou en totalité aux règles du marché et de la libre concurrence.

C’est un point d’appui pour rassembler. Or, avec Anicet Le Pors, nous sommes convaincus que les besoins de services publics vont aller croissant dans le monde et nous avons failli intituler ce livre « Le XXIème siècle, l’âge d’or du service public » !

En effet, les défis auxquels notre époque est confrontée — qui vont de la cohésion de notre société à l’avenir de notre planète — impliquent de réinvestir dans des formes d’organisation qui visent à une réappropriation du commun.

La crise économique, sociale, environnementale que nous connaissons montre l’impasse du « tout-libéral » et met en lumière la nécessité de régulations, l’importance des valeurs de solidarité et d’intérêt général, et le besoin de prise en charge démocratique des biens communs.

La question du réchauffement climatique, la maîtrise et la protection de l’eau, celle de l’énergie, de la diffusion et de l’échange des savoirs ou celle de la circulation aérienne en sont des exemples parmi d’autres

Cela ne signifie pas que les choses iront de soi ou que la bataille est gagnée d’avance. Cela signifie simplement que cette bataille peut être menée avec des chances sérieuses de succès en s’appuyant sur des aspirations de plus en plus partagées et en rassemblant autour d’un certain nombre de principes et de valeurs.

L’Europe peut être un terrain privilégié pour cette bataille. Nous avons intérêt à ne pas renoncer à la conduire. ●