“Le pouvoir des mots”, interview de Josiane Boutet

La maîtrise du langage est à l’origine de nombreuses difficultés scolaires.
Elle est aussi une des causes de l’exclusion sociale, de la difficile insertion professionnelle.

Josiane Boutet, socio-linguiste, a travaillé sur la relation entre langage et travail. Elle s’est intéressée
aux usages sociaux des langues (voir bibliographie). A travers ce dernier ouvrage, Le pouvoir des mots,
elle démontre que rien, dans le langage, n’est objet de hasard (qu’il s’agisse de lapsus, d’euphémismes,
de néologismes) mais qu’au contraire, les mots sont lourds de sens et de conséquences. Elle signe ici un ouvrage éminemment politique qui décrypte les discours de ceux qui nous gouvernent, l’usage qu’ils font des mots et le contrôle social également qui s’opère à travers le langage, outil qui crée et entretient des rapports de domination.

◗ Ecole Emancipée : « Les mots ne se contentent pas d’être des représentants symboliques des objets du monde […], ils exhibent une force propre, une puissance spécifique » : est-ce là le point de départ de ton livre ?

Josiane Boutet : Le point de départ, s’il y en a un, fut le double serment d’Obama en janvier 2009. J’ai été très troublée par cette nécessité de refaire jurer le Président au prétexte qu’un adverbe avait été prononcé à la mauvaise place dans son serment. J’ai eu le sentiment que le président de la première nation du monde se comportait là comme le chaman ou le sorcier de n’importe quelle tribu ou ethnie croyant à la magie.

Mais, en fait, ce fut plutôt un prétexte à mettre de l’ordre dans des questions autour desquelles je tourne depuis des années dans ma pratique professionnelle de sociolinguiste. J’ai commencé ma carrière en proposant un néologisme, celui de « pratiques langagières », afin de lutter contre une conception strictement communicationnelle du langage et pour mettre l’accent sur sa force, son pouvoir d’action et de transformation dans la société.

◗ EE : Tu t’intéresses aux mots et à la façon dont ils impactent notre société : peux-tu expliquer, par exemple, en quoi l’euphémisation permanente poursuit un but politique ?

Josiane Boutet : L’exemple de cette dernière invention lexicale du gouvernement Sarkozy « la TVA sociale » est un excellent exemple d’euphémisation. Il s’agit en fait de faire baisser le coût du travail en allégeant les cotisations patronales… Les salaires ne bougeraient pas (ni baisse ni augmentation). Ca devrait se nommer une « TVA anti-sociale », ou « anti-salariés » ou « favorable aux patrons », mais en aucun cas « sociale » qui laisse entendre en France qu’on parlerait de quelque chose de favorable au salariat, aux petits, aux pauvres, etc. Sur le modèle déjà existant du « Samu social » par exemple.

◗ EE : L’école est par définition un lieu de langage : tu écris « l’augmentation des violences verbales est […] un indicateur de transformations sociales importantes […] les incivilités sont perçues comme “à leur place” dans la salle de classe ». Peux-tu expliquer ?

Josiane Boutet : Les changements profonds dans la question de l’autorité du maître, dans celle du respect à la fois des enseignants mais aussi à l’égard du savoir et des connaissances signent une transformation majeure de nos sociétés et de l’espace scolaire. Dans ce cadre, il me semble qu’on assiste à une forme de banalisation de la petite violence verbale à l’école : les jeunes enseignants, ceux qui sont encore proches par leur âge des normes de comportement et de communication de leurs élèves, s’émeuvent souvent peu d’entendre des injures entre élèves par exemple. Leur seuil de tolérance envers les incivilités s’est progressivement élevé au regard des normes attendues de l’école. Même si, et de façon contradictoire, on ne cesse de calculer les actes de violence, de les comptabiliser et de les classer à travers des indicateurs et des typologies.

Tout cela n’est pas simple, et dans cette période, je crois que les sciences humaines et sociales ont une responsabilité, celle de décrypter le monde complexe et violent dans lequel nous évoluons. A travers cet ouvrage à destination d’un public large, j’ai apporté ma modeste contribution et tenté de faire partager mon expertise, de la rendre utile : donner les clés pour comprendre, c’est permettre d’agir. ●

Le pouvoir des mots, Josiane Boutet, ed. la Dispute, 2010.

Autres ouvrages de Josiane Boutet :
– Le monde du travail, 1998, ed. La Découverte (ouvrage collectif).
– La vie verbale au travail. Des manufactures aux centres d’appels, 2008. Octarès. Toulouse.
– L’Education nationale en danger, Collection Les Notes de la Fondation Copernic, Syllepse, décembre 2011, (rédaction collective, coordonnée par J. Boutet).