Le Maitron : « Butte témoin nécessaire au militantisme »

À l’occasion du cinquantenaire du Maitron, dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social, nous donnons la parole Claude Pennetier, son directeur, qui poursuit l’œuvre de son créateur Jean Maitron.

◗ Le Maitron doit son nom à son créateur. Peux-tu nous brosser les origines d’un projet qui restitue la place des militant-es dans l’histoire sociale ?

Le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier a pris le nom de son créateur Jean Maitron (1910-1987). Instituteur, proche de l’École émancipée dans les années 1930-1940, il a soutenu une thèse, devenue un classique, sur le Mouvement anarchiste en France en 1950 et s’est affirmé comme le principal introducteur de l’histoire ouvrière à l’Université.

Il recueille et valorise les archives, lance une revue Le Mouvement social et surtout veut rendre leur « part » aux militants et militantes en mettant en place un grand dictionnaire de type nouveau, car faisant place aux « obscurs et sans grade ».

L’œuvre est conçue dans les années cinquante, à une époque où le culte de la personnalité fait rage, particulièrement dans le mouvement communiste alors au summum de sa puissance.

Il faut faire place à tous les courants du mouvement ouvrier même à ceux qui sont oubliés, aux différentes époques, à toutes les régions, à tous les secteurs professionnels, à tous les modes de militance qu’ils soient centraux ou marginaux.

Cette volonté de faire resurgir tout un peuple militant, dans la diversité, impliquait de jouer sur le grand nombre.

Ce choix particulièrement visible dans la deuxième partie (1864-1871) − pourquoi choisir entre les Communards, on les prend tous − ne fut pas du goût de certains universitaires en place.

Un vieil historien de la Lorraine disait : « Maitron fut critiqué par des patrons de la Sorbonne mais je ne me souviens ni de leur nom, ni de leur œuvre. »

C’est l’après-68 avec « l’histoire d’en bas » qui favorisa la reconnaissance du Dictionnaire. Le développement de l’informatique après le décès de Jean Maitron donna tout son sens à ce vaste rassemblement d’itinéraires.

◗ Le Maitron c’est aussi une œuvre collective avec un fonctionnement original ?

Pour réaliser un tel programme, il fallait s’appuyer sur de nombreux chercheurs spécialistes d’un lieu, d’un courant, d’un secteur professionnel, donc créer un réseau de correspondants.

Ce sont au total 1 300 personnes qui ont collaboré au Maitron, avec pour chaque période un noyau de quelques dizaines de personnes particulièrement impliquées. Les participations allaient de l’instituteur syndicaliste grand connaisseur de l’histoire sociale de son département à l’universitaire.

Pour personnaliser, de Maurice Poperen, instituteur syndicaliste du Maine-et-Loire à Maurice Agulhon qui faisait sa thèse sur le Var. Depuis de décès de Jean Maitron, une journée réunit chaque année, le premier mercredi de décembre, les auteurs.

Cette année, elle eut un éclat particulier car il s’agissait de marquer, au siège du CNRS, en présence de 260 personnes, les Cinquante ans de la publication du Maitron.

50 ans, 54 volumes français, 4 volumes thématiques (cheminots, gaziers électriciens 1 et 2, Val-de-Marne), 9 volumes internationaux concernant (Autriche, Japon 2 vol., Grande Bretagne 2 vol., Algérie, Maroc, Les Émigrés français aux USA, le Komintern)

◗ Le dictionnaire a évolué. Il s’est ouvert aux biographies des militant-es des mouvements sociaux, de l’anticolonialisme et du féminisme. Selon quels critères ? Et l’écologie ?

Le dictionnaire est l’œuvre la moins ouvriériste consacrée au mouvement ouvrier. Sont concernés tous ceux qui placent leurs espoirs d’évolution de la société dans l’action collective des travailleurs et des dominés, parmi eux des employés, des intellectuels, des artistes.

Avec l’affaire Dreyfus, puis avec le Front populaire le rôle des intellectuels, des compagnons de route du mouvement, devient incontournable, autour des thèmes de la lutte contre l’antisémitisme et surtout l’antifascisme qui mobilise des couches de la société bien au-delà du monde ouvrier.

Le changement de dénomination en Dictionnaire biographique, mouvement ouvrier, mouvement social pour la période 1940-1968, veut prendre clairement en compte ce qui était implicite dans les périodes précédentes.

Le mouvement ouvrier est le grand mouvement social des sociétés industrielles. En dialogue avec lui, venant de lui ou allant vers lui, se développent des thématiques comme le féminisme, l’anticolonialisme, la défense de la laïcité, le développement de l’éducation populaire, la défense du théâtre populaire, des ciné-clubs, la défense de la santé…

Mai 68, comme date d’aboutissement de la période témoigne bien de la rencontre les mobilisations ouvrières et du mûrissement d’un mouvement social pendant la guerre d’Algérie et après, avec les exigences de l’anticolonialisme, du refus du militarisme, des nouvelles aspirations culturelles de la jeunesse.

Le dictionnaire évolue à chaque période (première période : 1789-1864, deuxième période : 1864-1871, troisième période : 1871-1914, quatrième période : 1914-1939, cinquième période : 1940-1968) dans ses critères de sélection.

Le féminisme comme l’écologie étaient déjà présents dans les périodes anciennes, pensons aux naturiens anarchistes. René Dumont, était déjà sélectionné dans la période 1914-1939 comme socialiste et comme « abondanciste ».

Si les thématiques écologistes sont présentes dans le PSU, c’est surtout pour l’après 1968 que nous serons concernés par la question des critères.

Sans doute irons-nous vers un dictionnaire des acteurs et actrices de 68 en suivant leur itinéraire dans les années 70 et 80. Mais, un peu dans le contemporain, un pied dans le XIXe siècle, nous envisageons aussi un dictionnaire de la Commune pour les 150 ans, en 2021.

◗ Un fil relie ces milliers de notices. Dans la boîte à outils du Maitron figure la méthode prosopographique et la sociobiographie. De quoi s’agit-il ?

Un fil, des fils, un écheveau. L’ensemble du Dictionnaire, 150 000 biographies, a bénéficié de la révolution informatique et est disponible sur le site maitron-en-ligne.

Des études de réseaux et des études de biographies collectives sont possibles. La prosopographie, c’est la mise en parallèle des biographies individuelles pour faire apparaître les facteurs discriminants qui dispersent les militants sur l’échiquier politique, syndical et social.

Elle permet des études quantitatives mais la tendance est plus à la sociobiographie qui peut mettre en œuvre des plus petits « corpus » en privilégiant les égodocuments (autobiographies, mémoires, questionnaires biographiques) et en faisant place à l’image.

◗ Les sources et les archives sont une des « matières premières » de l’historien. D’où viennent-elles ? Quelles relations et contributions des organisations (partis, syndicats…) ?

L’historien social ne néglige aucune source, il les croise, les interroge avec esprit critique. Aux sources écrites on peut ajouter les sources orales, les plus passionnantes mais par forcément les plus fiables.

Les organisations sont de plus en plus conscientes de la nécessité de conserver et d’ouvrir leurs archives. Le Parti communiste, sous l’effet de l’ouverture des archives à l’Est, a été un des plus déterminés dans cette politique, notamment pour prendre le contre-pied de son image de parti du secret.

Les dossiers du RAGPI de Moscou (ancien Institut du marxisme léniniste) ont livré des milliers de questionnaires autobiographiques qui sont du plus grand intérêt et qui ont permis des études que l’on retrouve dans notre publication avec Bernard Pudal Le Sujet communiste (Presses universitaires de Rennes, 2014).

Il est important que les informations, entretiens, photos remontent par les militants eux-mêmes. Le Maitron est ouvert à tous les dialogues avec les acteurs du mouvement ouvrier et social.

◗ Une « grande table » de France culture s’interrogeait : « Le mouvement ouvrier est-il aujourd’hui autre chose qu’un sujet d’histoire ? ». Quel rapport du Maitron au mouvement social ?

Il n’y a pas d’incompatibilité entre vie militante et histoire militante. Le Maitron est une butte témoin nécessaire au militantisme.

D’abord parce qu’il donne sens à l’action militante, il est un éloge du militantisme, un éloge critique. Nous sommes dans une phase de clôture du mouvement ouvrier tel qu’il dominait dans les années cinquante, mais le mouvement ouvrier et social n’a pas cessé depuis ses origines de se transfigurer.

Le Maitron permet de rester en dialogue avec ceux qui cherchent des formes nouvelles à l’émancipation sociale, formes qui ont toujours des racines dans l’histoire. ●

Propos recueillis

par Bruno Dufour