La fabrication des inégalités scolaires

Jean-Yves Rochex et Jacques Crinon ont dirigé l’ouvrage
« La construction des inégalités scolaires, au cœur des pratiques
et des dispositifs d’enseignement »(1), réalisé par onze chercheurs
dans le cadre du réseau RESEIDA, lequel travaille depuis 2001
sur la question des inégalités et des processus différenciateurs à l’école.

Fondées sur des observations réalisées dans des classes de grande section, de CP et de CM2, les analyses présentées dans cet ouvrage installent une série de catégories pour penser la construction des inégalités scolaires et les processus différenciateurs au sein de la classe. L’étude conjugue « raison pédagogique et raison sociologique » (J.-Y. Rochex) au sens où elle ne saurait se résumer à un exposé sur les pratiques enseignantes à destination d’une profession en mal de formation initiale et continue, mais vise plutôt à mettre en évidence ce qui les détermine.

Différenciation passive
et différenciation active

Dans l’ordinaire des classes, les contenus disparaissent fréquemment derrière la « mise en activité » des élèves. La stabilisation des savoirs scolaires, qui passe nécessairement par une phase d’institutionnalisation, est bien souvent réduite à la portion congrue. Ce qui conduit certains élèves à des erreurs
d’interprétation des attentes scolaires qui demeurent implicites et à ne pas reconnaître les enjeux de savoirs qui se cachent derrière l’activité.

Si ces processus s’effectuent presque toujours à l’insu des élèves et des enseignants, d’autres en revanche relèvent d’une pratique de différenciation intentionnelle. En effet, par souci de prendre en considération les différences et les difficultés, les tâches sont parfois adaptées au niveau réel ou supposé des élèves. Les attentes des enseignants deviennent alors différentes d’un élève à l’autre et leurs exigences inégalement mobilisatrices. Dans ces pratiques, J.-Y. Rochex reconnaît des contrats didactiques différentiels qui conduisent les élèves à fréquenter des univers de tâches et de savoirs différents, ce qui, par effet de répétition, renforce inévitablement les inégalités. Le registre du concret réservé aux élèves en difficulté par exemple ne simplifie en rien les apprentissages et retarde voire empêche la décontextualisation des connaissances. Si bien qu’on en demande moins aux élèves les plus faibles, tout en les confrontant à des situations qui exigent plus d’eux et qui sont moins susceptibles de leur faire construire des connaissances nouvelles.

Dispositifs
et discours pédagogiques

Les dispositifs pédagogiques observés dessinent une forme scolaire dominante dans laquelle les élèves sont confrontés à des sauts cognitifs mal préparés. Leur énergie est souvent canalisée dans
l’effectuation de tâches morcelées pour leur permettre d’obtenir des réussites ponctuelles qui occasionnent des malentendus. En question aussi, les cours dialogués qui donnent lieu le plus souvent à l’utilisation d’une langue quotidienne, dans un mode conversationnel, dans un discours horizontal qui ne permet guère aux élèves d’interpréter la situation comme étant celle d’un travail d’élaboration d’un usage langagier spécifique.

Dans le discours pédagogique-même on trouve des entraves à la construction des usages élaborés du langage. L’écrit long par exemple permet, par l’intériorisation et la distance qu’il implique, la secondarisation des objets du monde. Or ce rapport au langage qui est évidemment une construction n’est pas toujours enseigné. A fortiori lorsqu’on contextualise toujours plus les connaissances, en recourant à des tâches s’appuyant sur l’expérience ordinaire.

J.-Y. Rochex conclut en invoquant « l’indifférence aux différences » repérée dans les années 1960 par Bourdieu et Passeron d’une école qui exige des élèves ce qu’elle ne leur enseigne pas. En outre, il assimile l’individualisation, qui s’est imposée récemment, au paro- xysme d’une logique d’adap- tation qui entérine, voire aggrave, les inégalités d’apprentissage. Enfin, il propose de prolonger l’enquête en combinant les apports de la sociologie, de la didactique et de la psychologie et en recourant à des analyses quantitatives pour corroborer les hypothèses exposées. Tout cela, sans renier les acquis de la sociologie critique, ni nourrir une quelconque nostalgie pour un hypothétique âge d’or de l’Ecole. Au-delà de sa valeur scientifique inestimable, ce travail collectif est une incitation à resserrer la collaboration entre chercheurs, enseignants et politiques pour écrire une page nouvelle de l’histoire de la démocratisation de l’école. ●

Sylvain Marange

1) Presses Universitaires de Rennes, 2011.