La Grèce sauvée ?

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Le printemps s’installe à la fois sur le calendrier et sur les marchés financiers, ceux-ci bénéficient d’un climat qui porte à l’optimisme. Les indices boursiers remontent. L’impression d’une sortie de crise, d’un scénario moins noir que prévu incite à spéculer de nouveau sur les actions. La hausse appelant la hausse, s’en déduit, un peu rapidement, que la crise est derrière nous.
Cela jusqu’au prochain retournement, jusqu’à la prochaine faillite bancaire. La banque Dexia dont la faillite n’en finit pas suscitant l’intervention des trois Etats, belge, français et luxembourgeois, en fait la démonstration. La banque UBS se trouve aussi dans l’œil du cyclone. Faute d’intervention de l’Etat suisse, elle pourrait, elle aussi, se retrouver en faillite.
En fait cette euphorie sans fondement provient d’une appréhension erronée de la réalité. Les analystes ne savent plus distinguer les tendances, ils raisonnent uniquement – à la manière des marchés financiers – au jour le jour. Les nouvelles (les bonnes, les autres sont ignorées), sont valorisées, isolées. Elles ne sont plus mises en perspective. L’immédiateté domine au détriment de toute capacité de compréhension. Ce constat peut-être fait à propos de l’accord qui a été signé en cette deuxième quinzaine de mars 2012 entre la Grèce et ses créanciers privés.

Un accord sur le fil du rasoir

In extremis, les créanciers privés de la dette publique grecque ont accepté un accord qui, apparemment, leur fait perdre 53,5% du montant nominal des obligations du Trésor grec qu’ils détenaient, y compris pour les obligations détenues par le FESF.
Les seules exceptions à cet effacement de la dette sont venues des banques centrales de la zone euro – qui ont toujours une existence et peuvent acheter des obligations d’Etat, y compris celles de leur propre pays – et de la BCE, lesquelles se sont protégées en échangeant leurs obligations (d’un montant d’environ 56 milliards d’euros) contre de nouveaux titres, cela afin d’éviter de tomber sous le coup des « clauses d’action collectives » qui obligent les 15% de créanciers privés qui n’ont pas signé l’accord à l’appliquer. Ces obligations, explique Les Echos, ont été financées « par la base monétaire », soit les billets, la monnaie, et font partie de l’arsenal de la politique monétaire.
Du coup, les banques centrales ont pu échanger leurs titres sans annulation et avec une nouvelle date d’émission. Elles vont pouvoir être remboursées sur le capital et percevoir des intérêts. Dans un souci de « moralisation » – l’ironie est de mise –, la BCE a décidé de renoncer à ses bénéfices et coupons, soit l’équivalent de 12 milliards d’euros. C’est beau comme du Sarkozy dans le texte !
Il en est qui gagnent à cet échange, ce sont les sociétés de conseils dont les commissions se monteraient à 40 millions d’euros, dont 25 millions pour Lazard, soit 0,015% de la valeur nominale des titres grecs faisant l’objet de l’échange.
Elles sont à l’origine des divers PSI (« private sector involvement ») qui se sont succédés. Au départ la perte réelle devait être de 21% l’été 2011, soit juste après l’entrée dans la deuxième crise financière depuis août 2007, Pour arriver à plus de 70%. La dette grecque devrait être ramenée de 160% par rapport au PIB actuellement à 120% en 2020.
Si l’accord a été finalement signé malgré toutes les réticences des opérateurs privés, qui s’étalaient dans tous les journaux économiques, la raison se trouve dans le défaut de paiement de la Grèce prévu le 20 mars.
La Grèce, faute d’annulation et de rééchelonnement, ne pouvait pas faire face aux échéances du service de sa dette. Les créanciers privés risquaient alors de tout perdre, les banques grecques de faire faillite, ainsi que dans leur sillage des grandes banques de la zone euro, et au-delà, possédant dans leur portefeuille des titres de la dette grecque. Mieux valait reporter l’incendie !
Mais sans se donner les moyens de prévenir le futur incendie. Les agences de notation ne s’y trompent pas. Tel Moody’s qui, logiquement, a mis les banques de la zone euro en surveillance négative, et malgré cet accord sur la dette grecque menace de les dégrader. ++++

Changement de la nature de la dette grecque

Les modalités de l’échange se traduisent par le remplacement des anciens titres d’une valeur de 100 par de nouveaux d’échéance plus longue (le rééchelonnement) d’une valeur faciale totale de 46,50, se partageant entre 15 euros émises par le FESF et 31,50 euros de nouveaux titres grecs.
Immédiatement mis sur le marché secondaire les nouveaux titres ont connu une décote très importante de l’ordre de 70 à 75%.
Cet accord entre les créanciers privés et le Trésor grec était la condition sine qua non pour que l’UE, la BCE et le FMI débloquent un prêt global de 130 milliards d’euros. Plus de 30 milliards ont été versés par la BCE et l’UE et 28 milliards ont été aussi versés par le FMI dans la troisième semaine de mars.
Le gouvernement grec – en sursis, des élections sont envisagées pour le mois de mai 2012 – a pu faire face au service de sa dette, et ainsi « sauver » ses banques et le système bancaire de la zone euro.
Ces prêts sont conditionnés. Ils servent à payer le service de la dette et à venir au secours des banques grecques et éviter leur faillite. Le gouvernement grec, de par ces conditions, ne peut se servir de ces emprunts publics pour financer des infrastructures, la croissance ou l’industrialisation.
Autrement dit, si les marchés respirent, la Grèce n’est sortie ni de la crise de sa dette ni de la crise économique. Depuis 2009, la récession est profonde. Chute du PIB de 2% en 2009 (par rapport à 2008), de 4,5% en 2010 (par rapport à 2009) et de 7,5% en 2011 (par rapport à 2010). Le pays s’enfonce dans la récession.
Les mesures d’austérité, qui visent à baisser les dépenses publiques et le coût du travail, en déstructurant toutes les solidarités collectives, en baissant brutalement les salaires, les pensions de retraite, les minima sociaux, ne peuvent qu’enfoncer le pays dans la récession.
La Grèce est un laboratoire d’expérimentation de toutes ces politiques répressives qui visent à décomposer toutes les capacités de résistance. Ce sont des politiques de guerre sociale. Plutôt que de ratiociner sur la sortie ou non de l’euro, le mouvement ouvrier devrait discuter de quelles solidarités avec la Grèce construire pour lutter contre toute politique d’austérité.
Le mépris vis-à-vis des populations grecques est profond. La pression du FMI et des experts européens ne se traduit pas seulement dans les domaines financiers et économiques mais aussi sur le terrain de la structure du régime politique.
Le gouvernement grec n’a plus que les apparences du pouvoir. C’est désormais une « task force », sous la direction de Horst Reichenbach, qui a pris en mains la « reconstruction de l’Etat grec ». « Une armée de hauts fonctionnaires experts en collecte fiscale, politique budgétaire, réforme administrative, sécurité sociale, politique foncière » ont été mis en place par la Troïka pour « aider » le gouvernement grec.3 On peut craindre le pire.
Cette armée d’experts conduit la privatisation tout azimut, faisant disparaître services publics et possibilité, pour la Grèce, d’assurer son avenir. Les « biens communs » sont en train de sombrer au moment où il faudrait les développer.
La crise de la zone euro quant à elle est reportée. Mais non réglée. Le Portugal, l’Espagne, l’Irlande du Sud – trois pays en récession – restent fragiles et non à l’abri d’un retour de la spéculation sur leurs dettes publiques.
La conséquence la plus importante de cet accord est un transfert de la dette privée vers la dette publique. L’Union Européenne, la BCE et le FMI se retrouvent en première ligne. Ainsi, avant le plan d’échange, sur les 368 milliards d’euros de la dette grecque, 129 étaient détenus par le secteur public, soit la BCE, UE, FMI, FESF,4 206 par le privé et 33 par des « divers », des inconnus qui devraient faire l’objet d’un audit pour savoir qui ils sont, une partie étant des hedge funds, ces fonds spéculatifs qui ont acheté une partie de la dette grecque.
Après la fin du plan prévu pour le 1er janvier 2015, la dette totale passera à 344 milliards d’euros dont 258 seraient détenus par le secteur public et 62 par le privé, ainsi que 24 pour les « divers ». ++++

Rien n’est donc réglé.

Les opérateurs publics, il faut y insister, ont prêté à la Grèce, ils sont donc possesseurs d’obligations. Ils ne sont pas décidés – on l’a vu pour les banques centrales – à faire de « cadeaux ».
Les opérateurs privés s’en « sortent » d’autant mieux que les autorités de « gouvernance » ont décidé de déclencher les CDS – Credit Default Swaps, des produits d’assurance – qui se traduiront par quelques 2,5 milliards de dédommagement.
Ainsi, un possesseur de CDS (l’assuré) sera remboursé 78,5 dollars pour chaque titre valant 100 dollars, puisque le prix dit résiduel ressort à 21,5% de la valeur faciale. Ces sommes sont à la charge des assureurs ou des banques qui ont émis ces CDS.
Pour le moment, personne ne sait quel assureur ou banque sera dans l’œil de ce nouveau cyclone. Les CDS s’échangeant de « gré à gré », c’est-à-dire en dehors de tout contrôle et de toute structure, l’opacité est totale. Comme d’habitude, les institutions financières – à commencer par la BCE – répètent sur tous les tons : « pas de risque systémique »… Pourtant, Mario Monti a défendu une politique – comme François Hollande – qui insiste plus sur la relance que sur l’austérité. D’une manière un peu méprisante – c’est à la mode – BusinessWeek Bloomberg7 titre « Now Mario Monti wants to save Europe » en lui faisant dire que, désormais, le Premier ministre italien pense que l’Europe a besoin de croissance plus que d’austérité.
Le débat commence à traverser les gouvernements. Faiblement. Monti proposant toujours de baisser le coût du travail en instaurant plus de flexibilité via des déstructurations du droit du travail et de la remise en cause de la protection sociale par le biais de la baisse des cotisations patronales à la Sécurité sociale. Une petite avancée qui conteste tout de même les choix de Merkozy.
Le chef économiste de la BCE, Peter Praet, dans une interview au Monde (daté des 18-19 mars 2012) insiste sur le faut que « l’aide aux banques donne du temps mais ne résout pas les problèmes » et le titre résume son propos « La situation reste fragile au sein de la zone euro ».
Après avoir affirmé que les politiques d’austérité se traduisent par des « sacrifices » et « c’est très durs…Mais c’est payant. » Il ajoute : « Autrement, au pire, on atteint ce que les économistes une situation de « dominance fiscale » ; dans ce cas, seule la création monétaire permet de juguler les déficits budgétaires pour éviter l’éclatement du système financier. » Le raisonnement se comprend. Le souci premier du chef économiste c’est d’éviter une faillite généralisée des opérateurs financiers, en aidant chaque opérateur important à ne pas faire faillite.
Si cette modalité est possible, pourquoi ne pas la mettre en œuvre aujourd’hui préventivement et éviter l’éclatement du système financier au lieu d’attendre qu’il se produise. Ce serait plus rationnel !
Le changement de statut de la BCE est bien à l’ordre du jour. Elle doit devenir le « prêteur en dernier ressort » qui monétise les déficits de tous les pays de la zone euro. Son indépendance vis-à-vis de tout pouvoir politique serait nécessairement remise en cause pour en faire un institut d’émission chargé de la politique monétaire en lien avec la politique économique des Etats.
Cette première mesure permettrait un changement d’état d’esprit. Les Etats seraient obligés de mettre en place des politiques communes pour répondre à la crise. La crise grecque ne serait plus qu’un souvenir et l’armée des experts pourrait devenir une armée de sombres. ++++

Quelle crise du capitalisme ?

A force d’insister sur les dettes publiques dont l’importance proviendrait des déficits publics accumulés,8 on oublie la crise systémique elle-même : celle que vit le capitalisme depuis août 2007, qui est à la fois financière, économique, sociale, politique, culturelle et qui devrait obliger à reconsidérer les formes de création de richesses du passé. Le régime d’accumulation à dominante financière constitué dans les années 1980 est mort.
La crise essentielle n’est pas celle des dettes publiques, mais celle de tout le système financier, qui fait que les banques connaissent un risque de faillite. De telles faillites auraient déjà eu lieu en grand nombre si la BCE n’était intervenue pour prêter, en deux fois dans les 3 mois qui viennent de s’écouler, plus de 1000 (mille) milliards d’euros aux grandes banques, à 1% et pour 3 ans. Une grande première.
Cette décision a permis, une fois encore, de différer la disparition de ces banques sans rien régler pour autant, notamment les questions de solvabilité et de profitabilité. Le système de compensation est toujours « gelé ».
La crise se poursuit, de manière plus souterraine, sans trouver de solution. Cette ouverture des vannes du crédit a donné de l’oxygène à chaque banquier, qui s’est empressé d’acheter…de la dette publique des Etats de la zone euro.
Un placement sûr, qui rapporte relativement peu (moins de 3% pour la dette française) mais est garanti. L’Etat ne peut faire faillite, le service de sa dette nous survivra, à moins d’une révolution qui transformerait la nature de l’Etat. Mais ce ne sera pas pour des raisons financières. Lorsque l’Etat ne paie pas les intérêts de sa dette, ce n’est pas le problème de l’Etat, c’est celui de ses créanciers.
Les plans dits de sauvetage, ne sont pas des plans de sauvetage de la Grèce, répétons-le une fois encore, mais des plans de sauvetage des banques et du système financier.
La crise actuelle serait-elle une réplique de l’éternel retour ? Le scénario de l’après août 2007 se répète sans prendre en compte de cette expérience.
Perdrait-on toute mémoire, pour ne conserver que celle de notre passé immédiat ?

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