L’innovation ou comment le capitalisme parasite l’enseignement et la recherche

À la stratégie de Lisbonne élaborée en 2000 succéda en 2010 le programme « Europe 2020 »,
lequel incite les gouvernements nationaux à intensifier leurs efforts de restructuration, toujours en vue
de transformer l’Union européenne en « économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». Objectif : permettre « au secteur public d’intervenir pour stimuler
le secteur privé et pour lever les obstacles qui empêchent les idées d’accéder au marché »…

Stratégie nationale de recherche et d’innovation, pôles de compétitivité, crédit d’impôt recherche, sociétés d’accélération du transfert de technologies : les exemples ne manquent pas d’initiatives prises par nos gouvernants ces dernières années en vue d’améliorer « l’efficacité » du système national de recherche et d’innovation. La « valorisation » est tout particulièrement à l’honneur. Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche la définit comme « la traduction des découvertes scientifiques en applications industrielles et commerciales, que ce soit sous forme de licences, de partenariats industriels, de création d’entreprises, ou encore de mobilité des chercheurs publics vers le privé ». L’ex-ministre Valérie Pécresse en avait fait son cheval de bataille. Mais Geneviève Fioraso, qui lui succède, ne démérite pas. Elle a annoncé dès novembre 2012 une nouvelle politique de transfert en matière de recherche, inscrite dans le « Pacte national pour la croissance, la compétitivité et l’emploi ».

La sacralisation législative
de l’innovation

Lors des assises nationales de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR), le Premier ministre lui-même a mis l’accent sur l’innovation. Dans cette perspective, le rapport que lui a remis Jean-Yves Le Déaut pour « refonder l’Université » et « dynamiser la recherche » consacre l’innovation comme un « relais indispensable de la recherche », un « enjeu stratégique », un « service à la société ». Être excellent scientifiquement, c’est bien… être innovant, c’est mieux ! Ce raisonnement, qui conduit à orienter la recherche et l’enseignement vers l’innovation, tient du sophisme. Nul ne peut prédire les applications industrielles ou commerciales d’une découverte, comme l’a rappelé le chercheur français Albert Fert, prix Nobel de physique en 2007 : lorsqu’il a découvert la magnétorésistance géante en 1988, il ne cherchait pas à optimiser le stockage de données informatiques, mais à expliquer un phénomène qui l’intriguait. Si les chercheurs peuvent incidemment contribuer à la croissance, par les applications issues de leurs travaux menés au long cours, c’est précisément parce qu’ils ne visent pas d’objectif économique.
Ce sophisme est pourtant en passe d’être consacré par la loi sur l’ESR. Le projet prévoit en effet d’ajouter aux missions de l’université le transfert des résultats
scientifiques vers les secteurs économiques, ainsi que l’éducation des étudiants à l’innovation et à l’entrepreneuriat.

Quelles pourraient en être les conséquences ? Dans un cadre budgétaire contraint, les domaines jugés peu propices à l’innovation (à court terme) verraient leurs moyens (déjà faibles !) considérablement diminuer au profit de ceux plus rapidement porteurs en apparence. Pourtant, si l’innovation est liée à la progression des connaissances « fondamentales », ni l’une ni l’autre ne se décrètent, et les deux nécessitent l’emploi de personnels hautement qualifiés. Or, c’est également là que le bât blesse : le déficit de l’ESR en personnels de toutes catégories est une réalité que ce projet de loi ignore, comme les précédents. Alors que les taux d’encadrement dans l’ESR sont déjà nettement inférieurs à ceux de nombreux pays européens, il est illusoire de croire que les effectifs actuels permettront à la fois de poursuivre la mission première de création des connaissances et d’assumer, en sus, celle du transfert pour l’innovation. En outre, les entreprises, premières bénéficiaires des innovations, rechignent à embaucher des docteurs, pendant que le crédit impôt recherche coûte à l’État la bagatelle de 5 milliards d’euros chaque année…
Dans ce contexte, l’obsession de l’innovation conduira inéluctablement à la stérilisation ! ●

Isabelle Bruno,
Philippe Enclos, Claire Bornais.