L’Europe dévisse

« L’Europe marche, telle un somnambule, vers une catastrophe
aux proportions incalculables ». Tel est le cri d’alarme lancé par
un groupe d’économistes européens (moyennement hétérodoxes)
dont deux français, Patrick Artus et Jean-Paul Fitoussi(1).
Le même Patrick Artus prévoit que « la crise de la zone euro
peut durer 20 ans »(2). Paul Krugman et Richard Layard ont aussi lancé
un « Manifeste pour le retour à la raison économique »(3).
Enfin, sur un registre plus radical, les Economistes atterrés
ont récemment publié un livre remarquable(4) prolongeant
celui d’Attac(5). Toutes ces contributions convergent pour montrer
que les politiques d’austérité budgétaire conduisent dans le mur.

D’un point de vue technique, la question-clé est celle du « multiplicateur budgétaire », qui mesure l’impact initial sur le PIB d’une réduction du déficit public de 1 point de PIB. Cette baisse du PIB induit à son tour une réduction des recettes fiscales qui peut annuler en tout ou partie l’effet favorable sur le déficit public. Si la part des recettes est par exemple égale à 50 %, l’austérité budgétaire conduit à une aggravation du déficit, dès que le multiplicateur est supérieur à 2. Or c’est ce cas de figure qui semble se généraliser dans les pays les plus fragiles. On peut l’expliquer par plusieurs facteurs dont l’effet cumulatif de la généralisation de l’austérité ou l’extension de l’économie souterraine(6). Seules les exportations pourraient permettre de sortir de cette situation de blocage. C’est ce qui explique l’accent mis sur la compétitivité, qui se traduit par une politique de baisse du « coût du travail ». Mais celle-ci ne peut réussir dans un contexte de ralentissement de l’économie mondiale qui se répercute sur les exportation européennes, lesquelles n’ont augmenté (en dehors de la zone euro) que de 4,3 % sur les 12 derniers mois, contre 8,9 % au cours des 12 mois précédents.

La mécanique infernale
de l’austérité

Ce mécanisme infernal enclenche une tendance récessive illustrée par le graphique ci-dessous où figure le taux de croissance du PIB dans la zone euro, ventilée entre un « Nord » (Allemagne, Autriche, Belgique, Finlande, Pays-Bas) et un « Sud » (Espagne, Grèce, Irlande, Italie, Portugal). La France occupe une position intermédiaire, très proche de la moyenne de la zone.
Jusqu’en 2006, il y a rattrapage du Sud, dont la croissance est plus rapide. Ensuite, le Nord repasse en tête, mais la crise entraîne un ralentissement général, avant que tous les pays plongent dans la récession en 2009. Une « reprise » intervient assez rapidement mais on voit se creuser très nettement l’écart entre le Nord et le Sud. Puis la reprise se tasse et les taux de croissance se mettent à redescendre, toujours avec le même écart, pour entraîner l’ensemble de la zone dans une quasi-récession. Par rapport au pic enregistré avant la crise (1er trimestre de 2008) le creux est tout juste comblé par le Nord (100,8 %), la France (99,2 %) mais le Sud en est encore loin (93,4 %). Pour ce dernier groupe de pays, le PIB est aujourd’hui au même niveau qu’il y a sept ans. Beaucoup d’économistes prévoyaient une récession « à double creux » (double dip). Nous y sommes.

Régression

La crise a ainsi servi de révélateur du « péché originel » de la zone euro : elle réunit des pays aux caractéristiques structurelles très différenciées sans rien prévoir pour les résorber ni assurer une convergence ou une coordination réelles. Le rattrapage initial du Sud était artificiel, parce que fondé sur un surendettement qui n’a pas résisté à la crise. Les perspectives sont alors très sombres. La première phase de la crise avait fait passer le taux de chômage de la zone euro de 7,5 % à plus de 10 %. Depuis un an, il est reparti à la hausse et dépasse 11 %. Le nombre de chômeurs recensés dans la zone euro est passé de 12 à 18 millions depuis le début de la crise, et de 16 à plus de 24 pour l’ensemble de l’Union européenne. Les programmes d’ajustement budgétaire équivalent à une offensive massive contre les budgets sociaux, ce qui conduit à une régression généralisée et à une insécurité sociale croissante. C’est ce que relève le Bureau international du travail dans son « Rapport sur le travail dans le monde 2012 »(7) : détérioration de la qualité des emplois, moindre accès à la santé et à l’éducation, brèches dans le droit du travail.
Selon la logique dominante, reprise à son compte par l’actuel gouvernement, seule la croissance permettrait de créer des emplois et donc d’envisager un reflux du chômage. Ce principe est tout à fait discutable, mais il suffit ici de constater que les politiques menées ne peuvent renouer avec la croissance. L’idée qu’une purge sévère, mais de courte durée, permettrait de renouer avec la croissance (il est de bon ton d’évoquer la notion de « croissance potentielle ») repose sur une double erreur qui concerne justement la question des rythmes. Compte tenu de la masse d’endettement qu’il faut éponger, puisque tel est le but de la manœuvre, il faudrait de très longues années d’austérité (20 ans selon Artus). Mais une cure aussi prolongée d’austérité détruirait les possibilités mêmes de refonder les bases d’une nouvelle croissance.

Régulation chaotique

Comment expliquer une telle obstination en faveur de politiques « socialement destructrices, économiquement absurdes et démocratiquement suicidaires »(8) ? La réponse combine plusieurs éléments. Il est très clair, en premier lieu, que la crise des dettes est l’occasion d’infliger aux peuples les recettes ultra-libérales et en fin de compte de rétablir la rentabilité du capital dans la zone euro. Celle-ci, mesurée par le taux de marge des entreprises, a en effet brutalement reculé durant la crise et ne se redresse que péniblement.
Mais on voit aussi que ce projet conduit à de graves dommages collatéraux : chute des débouchés, récession, et recul de l’accumulation du capital. La recherche de la sortie capitaliste de crise se heurte à de nombreuses contradictions qui sont encore compliquées par l’absence de coordination, au sein même du capital, entre ses diverses fractions et incarnations nationales. Il en résulte une « régulation chaotique ». Le meilleur exemple est sans doute ce paradoxe qu’en voulant « rassurer » les marchés financiers, on finit par les inquiéter, si bien que l’agence de notation Moody’s a mis sous perspective négative le triple A des bons élèves (Allemagne, Pays-Bas et Luxembourg). En fin de compte, l’enjeu est de savoir qui va payer la facture de la crise, qui reste à courir.

Les trois étages de la crise

La situation actuelle doit être comprise comme la combinaison de trois niveaux de crise qui s’emboîtent. Un : la crise du capitalisme néolibéral financiarisé qui se manifeste par le ralentissement de l’économie mondiale. Deux : la crise spécifique du « système-euro » avec la divergence croissante entre le « Nord » et le « Sud »(9). Trois : la crise des dettes souveraines. C’est pourquoi tout projet alternatif cohérent doit apporter des réponses à ces différents niveaux. La mesure d’urgence absolue est de briser la spirale diabolique de la dette en prenant la décision (éventuellement unilatérale) de « monétiser » le financement du déficit public, soit au niveau d’un pays, soit au niveau de la zone. Sinon, toute politique alternative viendrait immédiatement se briser sur la rétorsion des « marchés financiers ». Mais cette rupture n’est pas suffisante et doit aller jusqu’à une annulation des dettes illégitimes qui doit s’accompagner d’une socialisation des banques puisque ce sont elles qui portent les dettes souveraines. Ensuite, les déséquilibres internes de la zone supposent une refondation de ses principes de fonctionnement dans le sens de l’harmonisation, faute de quoi l’éclatement de la zone deviendrait une porte de sortie extrêmement coûteuse. Enfin, le capitalisme ne doit plus fonctionner comme une machine à capter la richesse produite par les travailleurs au profit du fameux « 1 % ». Mais peut-être n’est-il plus capable de fonctionner autrement que comme une machinerie anti-sociale. Bref, une crise aussi profonde appelle des solutions radicales(10).

Michel Husson

1) Breaking the Deadlock: A Path Out of the Crisis,
INET Council On The Euro Zone Crisis, July 2012, http://gesd.free.fr/icec712.pdf

2) Flash 2012, http://gesd.free.fr/flas2534.pdf

3) Paul Krugman & Richard Layard,
A manifesto for economic sense, juin 2012, http://gesd.free.fr/krulayard.pdf

4) Les économistes atterrés, L’Europe mal-traitée,
Les Liens qui Libèrent, 2012

5) Attac, Le piège de la dette publique,
Les Liens qui Libèrent, 2011

6) Voir Patrick Artus, « Comment expliquer la dynamique divergente de l’activité réelle et des déficits publics », http://gesd.free.fr/flas2536.pdf
7) Better Jobs for a Better Economy, ILO, 2012, http://gesd.free.fr/wow2012.pdf

8) Pour reprendre la formule de Felipe Van Keirsbilck dans « Cinq réflexions sur l’Alter Summit », juillet 2012, http://gesd.free.fr/keirsbilck.pdf

9) Michel Husson, « Economie politique du système-Euro », A l’encontre, juillet 2012, http://alencontre.org/laune/economie-politique-du-systeme-euro.html

10) Michel Husson, « A crise profonde, solutions radicales », ContreTemps n°13, 2012, http://hussonet.free.fr/acrisprof.pdf