Constitutionnalisation du monologue social

Le projet de loi constitutionnelle relatif à la démocratie sociale inscrirait dans la Constitution une disposition nouvelle qui remettrait de fait dans les mains du MEDEF le pouvoir d’empêcher toute législation en faveur
des salariés. Si la promulgation de cette loi semble finalement très incertaine,
il reste intéressant de voir les implications possibles d’une telle logique sur le droit du travail.

Ce projet, déposé à l’Assemblée nationale le 14 mars 2013, introduirait dans la Constitution un article 51-3 :
« Tout projet de loi ou d’ordonnance ou toute proposition de loi qui procède à une réforme en matière de relations individuelles et collectives du travail, d’emploi ou de formation professionnelle et qui relève du champ de la négociation nationale et interprofessionnelle ne peut, sauf en cas d’urgence, être délibéré en conseil des ministres ou inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale ou du Sénat sans que les organisations syndicales de salariés et d’employeurs représentatives aient été mises en mesure de négocier, si elles le souhaitent, sur l’objet de cette réforme.
Les conditions d’application du présent article sont fixées par une loi organique. »

Lors de son Conseil délibératif national de mars 2013, la FSU se disait « opposée à toute constitutionnalisation du dialogue social qui aboutirait à entériner des accords défavorables aux salariés ou à détricoter les avancées que pourraient gagner les organisations syndicales (…). La FSU se donne le temps et les moyens d’une analyse approfondie et sérieuse de la question et défendra ses positions avec détermination dans le débat public. »
Deux mois plus tard, on peut penser que la FSU s’est donnée du temps de réflexion. En revanche, elle ne s’en est toujours pas donné les moyens…

Une profonde remise en cause du droit du travail

Certes, il semble que F. Hollande doive renoncer à ce projet, bien qu’il figurât dans ses promesses électorales, faute de pouvoir rassembler la majorité des trois cinquièmes du Congrès exigée par l’article 89 de la Constitution fixant la procédure d’adoption des lois constitutionnelles. Il est d’ailleurs étrange que l’UMP ait fait savoir qu’elle ne voterait pas ce projet, alors qu’il poursuit la politique de N. Sarkozy et sert puissamment les intérêts du patronat…
Pour autant, les dangers de la conception idéologique de la démocratie sociale qu’il promeut demeurent bien réels et doivent être vigoureusement combattus par le mouvement syndical.

Cette conception est, en effet, foncièrement corporatiste, en ce qu’elle entend substituer la négociation collective au pouvoir législatif en matière d’édiction des normes juridiques supérieures régissant les relations professionnelles. L’article 51-3 interdirait au gouvernement d’examiner des projets de loi (émanant de ses membres) et au Parlement de se saisir de propositions de lois (émanant de parlementaires) dans les matières relevant du champ de compétence d’accords nationaux interprofessionnels avant que les organisations professionnelles aient pu ouvrir des négociations. Et l’on sait à quel point ce champ a été progressivement élargi par la loi (droit du travail, de l’emploi, de la protection sociale).

En clair, l’exercice du pouvoir législatif serait subordonné à l’autorisation des organisations patronales et des organisations syndicales (OS). On mesure l’ampleur et l’atteinte qui serait ainsi portée au principe fondateur de la République. Rien n’interdirait d’élargir ultérieurement à d’autres matières la brèche ainsi ouverte dans le principe de la représentation nationale. C’en serait fini de la Vème République, mais pas dans le sens de la VIème que certaines forces politiques appellent de leurs vœux…

Les pleins pouvoirs
au MEDEF…

En pratique, il suffirait que le MEDEF estime ne pas avoir été en mesure de négocier pour empêcher le Parlement d’être saisi de propositions de lois : ce serait, en fait, une constitutionnalisation du monologue social, l’octroi au MEDEF du pouvoir unilatéral et discrétionnaire d’autoriser ou non les représentants de la Nation à poser les lois de la République.

L’analyse vaut également pour les OS. Les trois OS réformistes formant une majorité, comme établi désormais à l’issue des élections professionnelles, se trouveraient en situation soit de bloquer à elles seules tout processus législatif, soit au contraire, en accord avec le MEDEF, de faire voter « leurs » lois, dont la preuve est faite qu’elles peuvent contenir des régressions sociales.

Le contrat prévaudrait ainsi sur la loi, à l’instar des systèmes sociaux fondés sur une conception néolibérale, ainsi que le revendique un patronat qui n’a cessé, depuis plus d’un siècle, de combattre le code du travail, non sans succès au cours des trente dernières année. Rappelons que la loi du 4 mai 2004 a supprimé le « principe de faveur », principe selon lequel l’articulation des différents niveaux d’accords collectifs et de conventions ne peut jouer que dans un sens plus favorable aux salariés : l’accord interprofessionnel ne peut être moins favorable que la loi, la convention collective de branche ne peut être moins favorable que ce dernier, l’accord d’entreprise ne peut être moins favorable que cette dernière et le contrat individuel de travail ne peut être moins favorable que l’accord d’entreprise. Et permet donc à l’accord d’entreprise de réduire ou de supprimer des avantages, droits ou garanties accordées par l’accord de branche !

Certes, à entendre les partisans de cette constitutionnalisation (dont CFDT, CFE-CGC, CFTC et UNSA…), une fois saisi de projets ou propositions de lois, le Parlement conserverait ses prérogatives et pourrait les modifier à son gré, voire les « enterrer ». Mais on vient de constater, lors de la transposition législative de l’ANI du 11 janvier, que cette constitutionnalisation n’est pas nécessaire pour que le Parlement se sente contraint, sur injonction tant des signataires d’un accord que du président de la République, de s’exécuter fidèlement…

C’est que les « partenaires sociaux » sont très jaloux des prérogatives normatives que le droit en vigueur leur offre déjà, dans le domaine de ce que certains spécialistes dénomment « garanties sociales », particulièrement lorsque la gestion paritaire leur en est confiée.

…contre un bénéfice infime

Bien sûr, cette constitutionnalisation priverait le gouvernement de l’arme du « chantage à la loi » consistant à contraindre les « partenaires sociaux » réticents à négocier et conclure un ANI en les menaçant de faire voter une loi. À titre d’exemples récents significatifs de cette méthode de pilotage du « dialogue social » citons les ANI du 20 septembre 2003 et du 7 janvier 2009 sur la formation professionnelle, respectivement transcrits au code du travail par les lois du 4 mai 2004, déjà mentionnée, et du 20 novembre 2009. Mais le bénéfice resterait infime au regard des inconvénients.

Les promoteurs de ce projet allèguent encore qu’il ne s’agirait que de mener à son terme naturel et logique une réforme entreprise depuis quelques années, dont une pièce essentielle a consisté en l’introduction, par la loi du 31 janvier 2007, d’un article L 101-1 en ouverture du code du travail disposant : « Tout projet de réforme envisagé par le Gouvernement qui porte sur les relations individuelles et collectives du travail, l’emploi et la formation professionnelle et qui relève du champ de la négociation nationale et interprofessionnelle fait l’objet d’une concertation préalable avec les organisations syndicales de salariés et d’employeurs représentatives au niveau national et interprofessionnel en vue de l’ouverture éventuelle d’une telle négociation. » Ils invoquent également les protocoles expérimentaux adoptés par le Sénat (16/12/2009) puis l’Assemblée nationale (16/02/2010) en application de ces dispositions.

A ce jour, une quinzaine de lois ont fait l’objet de la mise en œuvre de cet article, en dernier lieu la loi de transposition de l’ANI du 11 janvier 2013.
Or, il n’y aurait, évidemment, rien de naturel à transformer ce dispositif, qui respecte la répartition constitutionnelle du pouvoir normatif, en une soumission du Parlement au bon vouloir des organisations professionnelles, notamment du seul MEDEF.

Au contraire, un tel bouleversement de la conception démocratique de la République aurait l’impact d’un véritable coup d’État contre les travailleurs et conduirait inéluctablement à écarter les droits,
gara­nties et protections que leur octroie le code du travail.
La FSU doit prendre très vite conscience qu’en l’état du rapport de forces entre le patronat et les salariés toute constitutionnalisation de ce « dialogue social » aurait nécessairement pour effet « d’entériner des accords défavorables aux salariés ou de détricoter les avancées que pourraient gagner les organisations syndicales » poursuivant le but d’une transformation sociale radicale.

Elle doit, sans plus tarder, engager toutes ses forces dans un combat résolu contre tout projet de ce type, au nom des valeurs idéologiques du mouvement ouvrier dont elle se réclame. ●

Philippe Enclos (SNESup)