Après l’assassinat de Samuel Paty : Retisser des liens entre nous

Questions à Laurence De Cock, historienne.

L’assassinat de Samuel Paty nous a plongés dans la tristesse, la sidération, l’effroi.
Nous lui avons, chacun-e à notre façon, rendu hommage.
Le déchaînement haineux à l’encontre des Musulman-es et de leur supposée complicité a rendu difficile ce recueillement, l’expression de notre peine
et de notre solidarité pour Samuel Paty. Et pour cela aussi nous sommes très
en colère. Nous ne voulons pas être entrainé-es dans cette spirale discriminatoire
et haineuse. Nous voulons continuer à penser, réfléchir, dans le doute et la nuance, loin des injonctions de tel éditocrate ou ministre.

Nous avons posé quelques questions à notre camarade Laurence De Cock (historienne).

  • Tu es prof, nous sommes profs, nos réactions, nos émotions, nos analyses sont liées à cette réalité. Ni hussards, ni héros de la Nation, rappelles-tu, comment dans ce moment tragique redéfinir notre mission d’enseignant-es, loin des gesticulations ou injonctions de Blanquer ?

Laurence De Cock : J’aime dire que nous sommes des artisan-es. C’est une manière de rappeler que nous travaillons avec une matière première (les contenus d’enseignement), des compétences professionnelles (la pédagogie) et une équipe (la classe). C’est aussi une façon de ne pas tomber dans le piège de l’héroïsation qui est dangereux et même pervers à plusieurs titres : d’abord parce qu’il ne sert rien d’autre que la communication politique puisqu’il n’est suivi d’aucune véritable reconnaissance, ensuite parce qu’il nous charge de responsabilités beaucoup trop lourdes par rapport à ce que peut l’école et, de ce fait, révèle davantage notre impuissance que notre pouvoir, ce qui nourrit la disqualification et l’autodisqualification en nous plaçant toujours dans une logique d’échec. Nous devons travailler cette métaphore de l’artisan-e car elle est porteuse de beaucoup de possibles en termes de collectif, de tâtonnements, de déconstruction de la norme d’un cours. Je la trouve apaisante et sécurisante et elle nous fait sortir de la logique de course à l’efficacité. Quant à notre mission d’enseignant-e, elle consiste à accompagner des enfants et adolescent-es sur le chemin d’une émancipation sociale et d’une citoyenneté critique grâce à l’apport et la construction de savoirs raisonnés. C’est un travail forcément lent, parsemé d’embûches, avec des moments de réussite et d’échec.

  • On nous accuse de cécité face à la montée du fanatisme dans les établissements scolaires, comment réponds-tu à cela? 

L. D-C. : En réaffirmant notre casquette de pédagogues ! Que demandent ceux qui nous accusent de déni? De dénoncer nos élèves, de les surveiller en permanence, de les considérer comme des êtres dont le parcours serait abouti, terminé parce qu’ils tombent dans le piège de l’endoctrinement intégriste ? Et que nous demandent-ils de guetter au fond ? Leurs tenues vestimentaires, leurs lieux de vacances ? Leur pratique de la langue arabe ? On va bientôt nous envoyer un QCM pour nous faire cocher des cases et décider qui mérite de faire un petit séjour au commissariat ? Nous accuser de déni, c’est décréter que la seule solution est répressive, que l’éducatif est inutile, et que ça ne sert à rien d’essayer. Cette criminalisation est très inquiétante et se fait trop souvent avec l’accord des collègues qui, on les comprend, ont peur. Moi je vois nos élèves comme des adultes en devenir et je garde toujours espoir de participer à les changer. Sinon il faut changer de métier. Donc l’accusation de déni me semble purement idéologique et franchement pas à la hauteur de la gravité de la situation

  • Les réseaux sociaux sont mis en cause, mais plus globalement, les enseignant-es sont-ils ou elles souvent victimes de la vindicte des parents d’élèves ? Comment repenser le lien enseignant-es-parents, école-société ?

L. D-C. : Depuis les années 1980, on observe une forte médiatisation de l’école, c’est un phénomène qui a été étudié par des sociologues (Yann Forestier, Ludivine Balland). Ce phénomène n’a cessé de s’accentuer en donnant un droit de regard très fort de la société civile sur l’école. C’est à la fois intéressant car, après tout, le projet éducatif doit intéresser le plus grand nombre, mais dangereux quand les territoires sont mal balisés ; ce qui se passe en ce moment avec un brouillage complet. En un sens, le lent travail de déconsidération du métier d’enseignant-e a aussi beaucoup joué en alimentant l’idée que tout le monde pouvait donner son docte avis sur un cours puisqu’on recrute désormais les profs à Pôle Emploi.
Ce qu’activent les réseaux, c’est cette possibilité de « captation d’un instantané », un cours, un exercice qui est alors jeté en pâture sur les réseaux, comme si cela révélait quoi que ce soit. Et alors le document est littéralement déchiqueté. Je l’ai vu plusieurs fois, c’est impressionnant, et par des réseaux de droite comme de gauche. Dans le cas de Samuel Paty, l’affaire est absolument sordide puisqu’elle se double d’une délation et de menaces publiques.
Alors que faire ? Le travail ne doit pas seulement être fait en direction des parents. C’est toute la société civile qu’il faut viser : les médias, le monde politique etc. Ils doivent comprendre que ce métier repose sur des compétences professionnelles précises et qu’on ne peut pas s’arroger le droit d’interférence. Le dialogue ne se fera qu’à ce prix : celui de la redéfinition des contours de chacun des territoires avec ses perméabilités, mais aussi ses frontières.

  • Nous dénonçons l’instrumentalisation à tous les étages (medias, politiques…) et le racisme décomplexé, mais le mot n’est-il pas faible par rapport à la réalité guerrière et aux mesures en cours ( comme par exemple les attaques contre le CCIF)? Comment s’y opposer réellement, au-delà de la seule dénonciation ? Comment dépasser le risque de tétanie qui menace de s’emparer de nous?

L. D-C. : Nous avons en face une certaine droite très autoritaire, dénuée de toute éthique, et qui n’hésite pas à menacer, mentir, harceler. C’est difficile parce que c’est un terrain sur lequel nous sommes mauvais (et heureusement !). Du coup, il nous faut inventer des modalités de riposte qui soient conformes à ce que nous portons comme valeurs. Je n’ai pas la solution malheureusement car contrairement à eux, je ne crois pas trop aux « kits » de prêt à penser. Mais, je pense que nous traversons une difficile période durant laquelle il faut nous tenir droit et surtout nous serrer les coudes. La priorité me semble de retisser des liens entre nous, en nous décrispant sur certains enjeux, en dialoguant aussi car, au fond, on arrive assez souvent à un point d’accord. Le terrain professionnel me semble plus porteur que le débat idéologique en ce moment car je trouve qu’il est très rare que la fibre pédagogique ne permette pas de trouver un accord pour protéger nos élèves stigmatisés. Par exemple, il faut travailler de toute urgence entre nous la réaction à avoir en cas de « paroles déplacées » comme dit le gouvernement. Peut-être en revitalisant aussi les instances disciplinaires et éducatives dans les établissements, à partir du Code de l’Éducation. Que signifient-elles ? Comment les organiser ? Si l’on déserte ces institutions propres à l’école, on déroule le tapis à la judiciarisation, ce qui me paraît aujourd’hui très dangereux.
Quant à ce qui permettrait de nous mettre d’accord sur des sujets clivants comme le CCIF, je pense que nous ne mobilisons pas suffisamment le droit. Nous avons besoin, dans un contexte aussi débridé en matière de répression, de discuter avec des juristes pour qu’aucune décision ne sorte de l’état de droit que nous défendons.
Dans tous les cas, il faut refuser la rhétorique guerrière qui n’a plus sa place dans l’école depuis un siècle. L’école doit rester un sas de paix et cela me semble être un fil rouge beaucoup plus porteur et rassembleur que d’ânonner un catéchisme républicain complètement hors-sol pour des élèves qui subissent les pires injustices depuis des années.

  • « On n’est pas d’accord sur tout » ( « on » : la gauche et, pourquoi ne pas le dire, nous-même au sein de l’éé), et c’est vrai que reviennent les vieux débats qui nous animent depuis de nombreuses années : une guerre des mots qui, dis-tu, risque de l’emporter sur la guerre des valeurs ?

L. D-C. : Je comprends très bien que les mots aient leur importance. Dans le champ scientifique comme politique, bien nommer est un préalable nécessaire à toute analyse. Toutefois, nous nous sommes noyé-es dans une inflation de concepts qui servent aujourd’hui de cache-sexes à une absence de volonté de s’entendre.
Je ne dis pas qu’il ne faut pas les utiliser, et d’ailleurs je les utilise à peu près tous : islamophobie, racisé, intersectionnel etc. Mais je dis que si le mot coince dans le cadre d’une lutte alors la volonté de mener la lutte doit l’emporter sur le reste, quitte à trouver d’autres mots. Notre famille politique n’a plus le luxe de pouvoir multiplier les niches, une posture confortable quand les valeurs survivent dans l’espace public comme des allant-de-soi, ce qui n’est absolument plus le cas, loin s’en faut. Derrière nos batailles, d’autres ricanent et sont prêts à attaquer. On voit ces derniers jours à quel point c’est efficace, ils ont attaqué tous azimut et nous sommes inaudibles.
Donc, si je devais conclure l’ensemble je dirais : reprendre doublement la main de toute urgence, d’abord sur notre outil de travail, ensuite sur l’espace public. ●

Propos recueillis par Sophie Zafari