Christian Laval réagit aux révélations du Monde sur un nouveau projet visant à repérer les enfants “à risque” dès la maternelle.

La question du dépistage de la dangerosité chez les jeunes enfants fait son retour dans le débat cette semaine avec la révélation ce mardi 12 octobre par Le Monde d’un projet d’évaluation devant permettre de repérer dès l’école maternelle les élèves “à risque” et à “haut risque”. Christian Laval, sociologue est l’auteur de L’Ecole n’est pas une entreprise et de La Nouvelle école capitaliste avec Francis Vergne, Pierre Clément et Guy Dreux paru en septembre dernier. Dans cet entretien il met en perspective l’information révélée par Le Monde avec ce qu’il analyse comme la progression au sein de l’école de valeurs et de pratiques venues du monde de l’entreprise.


Nonfiction.fr – De quand peut-on dater la volonté de l’Education nationale de repérer dès leur plus jeune âge les enfants “à risque” ?

Christian Laval – Le projet de ficher et de classer les élèves de moins de 5 ans, c’est-à-dire les élèves de grande section de maternelle qui vient d’être révélé par Le Monde entre en parfaite cohérence avec la série des tentatives qui depuis plusieurs années consistent à faire de l’école un lieu de repérage de la “dangerosité” potentielle des individus dans une logique qui mêle des considérations pseudo médicales sur les “conduites à risques” des plus jeunes enfants et des considérations de sécurité publique sur la délinquance.

L’INSERM avait lancé un premier ballon d’essai en 2005, ce qui avait donné lieu à une riposte à grande échelle de l’association “Pas de zéro de conduite” en 2006 (plus de 200 000 signataires de la pétition).

Le projet révélé aujourd’hui, et qui cherche visiblement à transformer les inspecteurs et les enseignants de maternelle en relais et agents de la police des comportements, démontre qu’il s’agit bien là d’une véritable stratégie de normalisation des individus qui intègre de facto le système scolaire dans un vaste ensemble de dispositifs sécuritaires, et ceci évidemment au nom des meilleures intentions “démocratiques” : refus de l’échec scolaire, bonne “intégration”, etc.

[(Ce dernier projet jette en tout cas une lumière bien crue sur l’ensemble des outils d’évaluation que le nouveau “management” de l’Éducation nationale a mis peu à peu en place :

tests de CE1 et de CM2, et bientôt en 5e, livret personnel de compétences, constitution de bases de données sur les élèves (“bases élèves”), stockage numérique des bulletins scolaires, etc.

Ceux qui ne voulaient rien savoir des alertes envoyées par les enseignants “désobéisseurs”, les associations de parents et les syndicats, quant au caractère normalisateur et liberticide de cette “folie évaluation” dont parle justement Roland Gori, vont bien être obligés aujourd’hui d’ouvrir les yeux.)]

Nonfiction.fr – Comment les initiatives allant en ce sens s’inscrivent-elles dans le processus de mutation de l’école que vous analysez dans La Nouvelle école capitaliste ? Quels en sont les soubassements idéologiques ?

Christian Laval – Trier les élèves de moins de 5 ans en trois catégories sur la base de leurs conduites observées en classe, comme le ministère apparemment voudrait le faire, rapproche un peu plus l’éducation de l’usinage de pièces détachées ou de l’élevage de poulets en batterie, selon un processus qui nous amène à plus ou moins brève échéance au “meilleur des mondes” du néolibéralisme avancé.

Mais pour saisir complètement la signification politique et sociale d’un telle mesure, il faut comprendre le sens des transformations actuelles des systèmes éducatifs.

Rien de pire ici que la myopie qui interdit de voir la logique d’ensemble. L’école est l’objet d’un ensemble de mesures qui forment ensemble ce que j’ai qualifié de “réforme managériale et sécuritaire de l’école».

Cette double dimension, présente à tous les niveaux, est particulièrement claire dans le cas qui nous occupe.

Expliquons-nous. La nouvelle école capitaliste, selon le titre du livre collectif auquel j’ai récemment contribué, est précisément un système qui vise à produire de façon ultra-rationalisée, du capital humain, c’est-à-dire du matériau physique et intellectuel le plus parfaitement adapté à “l’économie de la connaissance”, nom que l’on donne à un capitalisme qui utilise de manière intensive, et use de façon accélérée, des “compétences” cognitives, comportementales et psychiques que le système scolaire est censé lui fournir “clés en mains”.

[(Le point décisif est là : avec les politiques néolibérales qui se déploient progressivement, et dont on peut mesurer les effets croissants sur le fonctionnement du système, l’école cesse peu à peu de s’ordonner aux finalités culturelles, morales et politiques qui étaient idéalement les siennes (« formation du citoyen”, “culture générale”, “émancipation”, etc.) pour se plier dans tous ses aspects et de plus en plus étroitement à la seule norme de “l’employabilité”.)]

Cette norme, en dehors de laquelle on ne comprend rien à la signification de la logique des “compétences”, privilégie le “comportemental” dans la mesure même où il s’agit de produire des individus qui auront à encaisser tous les chocs d’une économie de concurrence et d’innovation, à renouveler en permanence leurs “stocks” de compétences selon le principe qu’un chômeur est celui qui n’a pas été un bon “entrepreneur de lui-même”, c’est-à-dire qui n’a pas assez judicieusement investi dans le “capital humain” qu’il est supposé être devenu jusqu’au plus intime de lui-même.

En un mot, s’opère en ce moment, et pas seulement à l’école, une hybridation inédite entre la colonisation économique des institutions et l’universalisation de l’impératif sécuritaire.

Et pour le dire de manière encore plus ramassée, l’évolution de l’école montre que le capitalisme autoritaire est en train de saper tout ce qui pouvait encore relever d’une tradition humaniste et d’une vocation émancipatrice.
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Nonfiction.fr – Comment expliquer la cohérence entre la pensée libérale qui met en valeur la concurrence de l’autonomie et de la performance au sein de l’école et ce contrôle autoritaire des élèves vers lequel de telles mesures semble tendre ?

Christian Laval – Dans une école qui se transforme en entreprise de production de stocks individuels de compétences, l’évaluation, c’est-à-dire le contrôle de la production, de sa qualité, de ses coûts relatifs, de sa productivité, etc. devient une obligation systémique.

C’est ce que dit bien le nouveau jargon managérial en vigueur dans l’Education nationale.

L’évaluation change de sens. Elle ne sert plus tant à évaluer des progressions individuelles d’élèves dans l’acquisition de savoirs scolaires, qu’à “piloter le système éducatif”.

En produisant du “chiffre”, à travers la pratique du testing standardisé, la technostructure ministérielle cherche à obtenir une double normalisation: une normalisation centralement commandée des pratiques professionnelles des enseignants par le biais des évaluations quantitatives qu’ils mettent en œuvre sur leurs propres élèves et une normalisation des élèves par les tests, les classements et les tris qui en résultent.

En d’autres termes, pour normaliser ceux que l’on voudrait transformer en normalisateurs de comportements infantiles et juvéniles, rien de mieux que de leur faire produire eux-mêmes les instruments de leur propre contrôle.

Et pour ce faire, il convient d’organiser la pression institutionnelle sur chaque enseignant pris individuellement, par la comparaison des résultats quantitatifs produits par les enseignants, par la mise en concurrence des établissements, par la publication de palmarès, par l’entretien annuel des personnels, par la fixation d’objectifs individuels, par la pression de la “demande” des parents-clients, enfin par tout l’outillage du management dit “moderne” qui fait des ravages psychiques et physiques dans le monde professionnel aujourd’hui.

Nonfiction.fr – Quelles oppositions à ce processus existent ? Quelles sont les alternatives ?
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Christian Laval – A qui observe bien, les signes se multiplient de la révolte des nouveaux prolétaires que sont en train de devenir les enseignants.

Elle est encore sourde sans doute, mais elle est profonde. Elle concerne bien sûr le déclassement matériel et symbolique d’une fonction toute entière. Mais elle touche aussi à la forme et à la fonction de l’éducation dans la société à l’époque du capitalisme néolibéral.

Les “désobéisseurs” en sont la forme d’expression la plus spectaculaire, mais avec eux et à côté d’eux, il y a tous les professionnels qui refusent au plus profond d’eux-mêmes la destruction du sens de leur métier, un métier vécu jusque-là comme une vocation culturelle, morale et politique dans une optique héritée de l’humanisme.

Faire son métier selon les principes éthiques partagés par la profession, continuer à parler avec les mots du métier, refuser d’employer le jargon managérial, se moquer des chefs, petits et grands, qui se prennent pour des “managers”, tout cela constitue autant de formes élémentaires de résistance, c’est-à-dire de survie professionnelle et parfois personnelle.

Quand on parle avec les enseignants, oui, on en est au point où, pour beaucoup, faire correctement et honnêtement son métier, c’est déjà résister.

Mais cela ne suffira pas. La mobilisation de la société est indispensable car comme le disait Jaurès la question scolaire c’est d’abord une question sociale.

On a bien vu au printemps dernier la force du mouvement de protestation des parents et des élus pour faire reculer le gouvernement sur la fermeture des classes. C’est une alliance de ce genre qu’il faut développer.

La question qui est devant nous est la suivante : la gauche dite de gouvernement ne s’est pas opposée jusqu’à présent à cette transformation managériale et sécuritaire de l’école.

Observons d’ailleurs que ce sont souvent les mêmes “experts” ou responsables administratifs qui mènent la danse quel que soit le gouvernement.

Pire encore, si l’on suit, comme je l’ai fait depuis près de vingt ans, les mutations du modèle scolaire, cette gauche a souvent été l’agent zélé de la nouvelle école capitaliste, spécialement au niveau européen.

Tout est à reprendre donc. Mais une nouvelle direction ne sera prise que si l’on écoute les professionnels, si on leur fait confiance, si l’on renforce en eux la foi collective dans la “force du savoir” comme moyen d’émancipation.

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