10.La crise et l’Europe : ça passe ou ça casse !

Après le pacte de stabilité, voici que se dessine un pacte de compétitivité sous l’égide de l’Allemagne. Le point de vue de Michel Husson, économiste atterré.

[**◗ EE : Dans l’Union européenne à 15, le nombre de chômeurs est passé de 13 à 18,4 millions entre 2008 et 2010. L’austérité généralisée ne va-t-elle pas rajouter de la crise à la crise ?*] Michel Husson : Oui, il y a de quoi être atterré. Toute récession fait reculer l’activité économique, augmente le chômage et creuse le déficit de l’Etat. Mais la réaction initiale avait été plutôt bien adaptée : on a injecté des liquidités pour empêcher le système financier de s’effondrer ; on a renforcé (les « stabilisateurs sociaux ») tout ce qui empêche les revenus de trop plonger ; on a préservé en partie l’emploi en réduisant le temps de travail, notamment avec le recours au chômage partiel ; et on a fait des plans de relance. Le cocktail est bien sûr différent d’un pays à l’autre, mais ces mesures ont contribué à amortir (un peu) le choc. Le gros bémol concerne les aides aux banques : certes, il aurait été irresponsable de les laisser faire faillite, mais l’occasion était belle de leur imposer à chaud des règles comme l’interdiction des profits dérivés, des paradis fiscaux, etc. La solution optimale aurait été de les nationaliser afin de tout mettre à plat et de purger les créances toxiques.
Les gouvernements avaient déjà en tête l’idée qu’il faudrait dégonfler les déficits budgétaires en menant des politiques de « réforme » renforcées. Mais ils avaient compris que mieux valait attendre que la reprise soit suffisamment installée, sous peine de la tuer dans l’œuf. C’est alors que démarre la spéculation contre les dettes souveraines des pays les plus fragilisés : la Grèce, puis l’Irlande et le Portugal. Il faut bien comprendre que cette spéculation n’a été possible que parce qu’il n’y a eu aucune mesure de contrôle des banques ni de prise en charge mutualisée des dettes à l’échelle européenne. Ce sont d’ailleurs les banques centrales qui fournissent les munitions, en prêtant aux banques à 1 % l’argent qui sera ensuite utilisé pour profiter de la hausse des taux servis par les Etats, et empochent la différence.
La réaction des gouvernements a été de « rassurer les marchés », comme l’avait dit Fillon pour justifier la réforme des retraites en France. C’est alors le grand tournant vers l’austérité avec l’annonce de plans d’une grande brutalité. Leur sévérité diffère d’un pays à l’autre, mais ils reposent sur deux principes communs : priorité aux coupes dans les dépenses et, si cela ne suffit pas, priorité à l’augmentation des impôts les plus injustes, comme la TVA.
C’est une politique insensée, indépendamment même du fait qu’elle va d’abord frapper les couches sociales les plus fragiles. En coupant dans les dépenses publiques, on fabrique de la récession qui a pour effet de réduire à nouveau les recettes fiscales. On ne retrouve donc pas à l’arrivée les coupes de départ. Et, comme tous les pays mènent cette politique en même temps, il y a un effet démultiplicateur de cette euro-austérité. Une chose est certaine : le résultat ne peut être que le maintien du chômage européen au niveau record que la crise lui a fait atteindre. [**◗ EE : Angela Merkel propose un « pacte de compétitivité » aux pays de l’Union. Quels en sont les principes ?*] M.H. : Il faut d’abord souligner que ce pacte a été soutenu par Sarkozy, même si, bizarrement, on n’y parle pas de taxation des transactions financières… En réalité, il s’agit d’un deal : je participe au financement des dettes (via le Fonds européen de stabilité financière) en échange d’une Europe compétitive. Parmi les six pistes proposées, trois sont a priori acceptables : reconnaissance mutuelle des diplômes, régime de gestion de crise pour les banques, et harmonisation de la fiscalité des entreprises. Mais tout dépend des modalités, par exemple du taux d’impôt sur les sociétés.
Le reste, c’est de la provocation. Supprimer l’indexation des salaires sur les prix (ce qui concerne la Belgique, le Luxembourg, mais aussi, en pratique, l’Espagne) revient à abandonner toute garantie d’un simple maintien du pouvoir d’achat. Dans le cas français, le Smic est indexé sur l’inflation : faudra-t-il supprimer cette règle ? Affirmer que les régimes de retraites doivent s’ajuster à l’évolution démographique, c’est une lapalissade si on ne dit pas comment. La réponse est connue, et la Commission européenne a mis les points sur les i en recommandant aux États membres qui ne l’ont pas encore fait de « relever l’âge de départ à la retraite » et d’encourager « le développement de l’épargne privée complémentaire ». Enfin, le projet, repris par Sarkozy, d’inscrire dans la constitution de chaque pays une règle d’encadrement du déficit budgétaire serait une entorse grave à la souveraineté populaire que le Parlement est censé incarner en votant le budget.
La Commission européenne a de son côté réussi à mettre en place le « semestre européen » : les Etats membres doivent dorénavant intégrer ses recommandations avant de faire valider leur budget, et cela commence en 2011. Mais ce n’est pas tout : elle a aussi son plan en six points, qui devrait être soumis au Parlement européen pour être voté en Juin. Les Etats se verront imposer un calendrier de réduction de leur dette publique et son non-respect sera assorti de sanctions automatiques de 0,2 % du PIB (ce qui ferait 4 milliards d’euros dans le cas français). Une nouvelle procédure « concernant les déséquilibres excessifs » serait introduite : les États « présentant des déséquilibres macroéconomiques graves » devraient « soumettre un plan de mesures correctives au Conseil, lequel fixera des délais pour sa mise en œuvre ». Un État membre de la zone euro qui persisterait à ne pas prendre ces mesures s’exposerait à des sanctions : amende annuelle de 0,1 % de son PIB ! Parmi les déséquilibres graves, il y aura à n’en pas douter le manque de compétitivité, mais pas le taux de chômage. ++++ [**◗ EE : Quel est l’objectif du fonds de secours européen ? Sauver l’euro ?*] M.H. : Le FESF (Fonds Européen de Stabilité Financière) avait été créé en mai 2010 pour répondre à la crise grecque. Il disposait immédiatement de 250 milliards d’euros sur les 440 annoncés, auxquels pourraient s’ajouter 250 milliards d’euros en provenance du FMI. Le 14 février dernier, les ministres des Finances ont décidé de doubler la mise et de passer à 500 milliards. L’objectif immédiat est d’éviter un scénario catastrophe où la spéculation s’étendrait par exemple à l’Espagne, et conduirait certains pays à faire défaut, autrement dit à ne plus payer la dette. Mais il faut bien voir qu’il s’agit avant tout de sauver les banques allemandes ou françaises qui seraient directement percutées.
Ce « soutien » s’accompagne, dans la grande tradition des plans d’ajustement structurel chers au FMI, de l’imposition aux pays concernés d’une austérité d’une grande violence, mais aussi d’une grande absurdité. Ils ne pourront en effet réduire à ce point leurs dépenses publiques sans entrer dans une spirale récessive conduisant à encore plus de déficit. Le cas de l’Irlande est caricatural : le déficit représente 32 % du Pib et correspond pour l’essentiel au renflouement des banques. Il n’y a évidemment aucune raison pour que les citoyens irlandais aient à payer une telle facture… et c’est en plus impossible.
De toute façon, tout cela ne convainc pas les « marchés » : les spreads (primes de risque) n’ont pas beaucoup baissé. La Grèce doit aujourd’hui emprunter à 10,7 % (à 10 ans) et l’Irlande à 8,2 %, tandis que l’Allemagne peut le faire à 2,5 % et la France à 3 %. En réalité, rien ne change : faute de financer directement les dettes, le fonds de soutien fera appel aux banques qui continueront à réclamer des taux d’intérêt bien supérieurs. De plus, le Conseil européen a fait une annonce absurde en admettant que les dettes pourraient être restructurées en 2013. Certes, une telle restructuration est nécessaire, et même inévitable, mais il faudrait l’imposer unilatéralement à la finance au lieu de lui donner un nouveau motif de spéculation. [**◗ EE : Quel pourrait être l’impact politique à moyen terme si ce pacte de stabilité renforcé s’imposait à l’Europe ?*] M.H. : Ça passe ou ça craque. La facture de la crise ne va pas s’évaporer et l’enjeu est de savoir qui va la payer : soit c’est la finance et ceux qui en profitent, soit ce sont les travailleurs. Une offensive aussi brutale peut assommer ceux qui en sont les victimes et conduire à une déstructuration sociale accrue, mais elle peut aussi déclencher une explosion sociale. Tout cela est imprévisible et le contexte est différent d’un pays à l’autre. Le plus grave est qu’en déplaçant au niveau européen la gestion de l’austérité, on ouvre un boulevard à une droite nationaliste et Marine Le Pen l’a compris en faisant campagne pour la sortie de l’euro. Cette impasse n’acquiert une certaine crédibilité qu’en raison du retard pris par le mouvement social dans la prise en charge d’un projet alternatif européen. Combler ce retard est une priorité. En France, l’austérité est relativement modérée par rapport à d’autres pays, parce qu’on est à un peu plus d’un an de l’élection présidentielle. Si l’on veut aller plus loin qu’une alternance résignée, il faut que se dégage une offre dessinant une autre politique. Propos recueillis par Springsfields Marin

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