Neurosciences et éducation

Le 22 juin 2017, Jean-Michel Blanquer organise dans le lieu de formation des inspecteurs de l’Éducation nationale un séminaire intitulé « CP 100 % de réussite : apprentissages fondamentaux en lecture et écriture ».L’invité vedette de cette manifestation est Stanislas Deahene, directeur de l’unité de recherche de Neuroimagerie Cognitive de l’Université Paris Sud, et auteur d’un livre intitulé « Les neurones de la lecture ». Quelques mois plus tard, Jean-Michel Blanquer installe ce même Stanislas Dehaene à la tête du Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale,dont la composition fait la part belle aux chercheurs en sciences cognitives et neurosciences. Il se passe bien quelque chose autour des neurosciences et de l’éducation.

Et ce quelque chose va bien au-delà de la simple fascination d’un ministre pour un champ particulier de la recherche : tant en Europe qu’aux États-Unis, des sommes importantes sont investies dans la recherche en neurosciences et l’idée de la possibilité d’une neuropédagogie ou d’une neuroéducation est de plus en plus revendiquée. Et ce souvent sans faire cas de l’apport des autres champs de recherche sur les questions éducatives, ou des savoirs professionnels des enseignants. Nous allons tenter ici de balayer un certain nombre des enjeux posés par les revendications des neurosciences en éducation.

L’apport des sciences cognitives

Dans ses propos, Jean-Michel Blanquer utilise les termes neurosciences et sciences cognitives de façon quasi équivalente. Or, ces dernières ne se résument pas à ces premières. Construites en réaction à la conception behaviouriste alors dominante en psychologie, les sciences cognitives rassemblent plusieurs domaines de recherche aux modes d’interrogation du réel très différents : psychologie cognitive,linguistique computationnelle (avec un certain Noam Chomsky), philosophie,informatique, anthropologie cognitive et neurosciences.

Et si on doit aux neurosciences la démonstration de la plasticité cérébrale tout au long de la vie, qui est un argument fort pour le « tous capables » de l’éducation nouvelle, les principaux apports conceptuels des sciences cognitives en éducation viennent plutôt de la psychologie cognitive. Et ce tant d’un point de vue du fonctionnement général du cerceau (cerveau comme produit de l’environnement, comme machine à faire du social, cerveau comme machinerie statistique) que du point de vue de la modélisation du fonctionnement de la mémoire (mise en évidence des différents types de mémoire), ou des processus de mémorisation (modèle de la profondeur de traitement qui démontre l’importance de la construction de liens profonds entre concept, savoirs, souvenirs pour permettre une meilleure mémorisation).

Mais, si ces apports sont indéniables,ils ne sont pas directement opérationnels en classe. Ils permettent d’orienter notre réflexion professionnelle, comme peut le faire la sociologie des apprentissages qui met en évidence les déterminants de la reproduction sociale à l’école. En cela, ils ne constituent pas une science de l’action.

C’est pourtant la prétention d’un certain nombre de neurobiologistes actuels que de faire des neurosciences la science de l’agir enseignant, qui dicte à la profession ses pratiques. Et là, il y a conflit. Il y a bataille pour l’hégémonie.

Une guerre des savoirs qui utilise discrédit…

Il y a même guerre, donc. En tout cas si l’on se situe du côté de ces tenants d’une neuroéducation. Et ils la mènent à plusieurs niveaux. D’une part par une délégitimation des autres champs de recherche ou des savoirs professionnels décantés et une survalorisation des résultats issus des neurosciences. D’autre part par la volonté d’imposer un mode d’interrogation du réel qui abîme le sujet étudié. Tout cela dessine une science de l’agir enseignant qui invisibilise le social et assujettit les pratiques professionnelles.

Commençons par le discrédit porté sur les autres champs de savoirs. C’est ce dont témoignent les propos de Stanislas Dehaene quand il dit « je dis aux éducateurs : ne prenez pas les enfants pour des têtes vides que vous allez remplir, mais pour des systèmes abstraits capables d’apprentissage ». Olivier Houdé, lui, qui voit dans les neurosciences « une révolution de l’éducation », estime que « en 2018, on éduque encore trop souvent « en aveugle » des millions de cerveaux. » Franck Ramus parle en évoquant les pédagogues « d’opinions assénées par-dessus le comptoir ». Il poursuit ainsi : « Dans le domaine de l’éducation, chacun a un avis. Des milliers de livres ont été écrits, dans lesquels les opinions les plus contradictoires s’affrontent ».

Ce procédé de dévalorisation des savoirs scientifiques issus d’autres champs et des savoirs professionnels est articulé avec une survalorisation des acquis récents des neurosciences, pour légitimer l’idée d’une neurorévolution. Or, on en est loin. Très souvent, ces découvertes jugées « révolutionnaires » confirment des acquis des sciences de l’éducation ou des savoirs professionnels, ou reprennent des découvertes anciennes en sciences cognitives en en identifiant le substrat biologique par le biais de l’imagerie cérébrale. Ainsi Stanislas Dehaene, dans son livre « Les neurones de la lecture », décrit « deux voies de traitement des mots, la voie lexicale et la voie phonologique, fonctionnent donc en parallèle, l’une soutenant l’autre », dont il identifie les zones du cerveau dédiées. Les sciences de l’éducation en avaient fait la démonstration il y a bien des années, au point que ces deux voies, directes et indirectes, faisaient déjà partie des programmes de 2002.

… impose un mode particulier de faire sciences…

« Seule la comparaison rigoureuse de deux groupes d’enfants dont l’enseignement ne diffère que sur un seul point permet de certifier que ce facteur a un impact sur l’apprentissage » dixit Dehaene. Sur cette base, il a mené avec Édouard Gentaz une étude comparative entre deux groupes de 40 classes, le premier appliquant la méthode d’apprentissage de la lecture qu’il avait définie suite à ces recherches en laboratoire, fondée sur une conception syllabique stricte, le deuxième où la méthode de lecture était laissée à la libre appréciation des enseignants. Les résultats ne montrent aucune différence de performance.

Au-delà de l’appréciation sur les méthodes d’apprentissage de la lecture que l’on pourrait avoir, il y a un problème méthodologique de fond. Chaque science a son mode propre d’interrogation de son objet d’étude. Les sciences expérimentales n’utilisent pas les mêmes techniques et les mêmes paradigmes que les sciences sociales, l’histoire ou les sciences du climat. Il y a donc bien des façons différentes de faire science. Et le mode de faire sciences des sciences expérimentales ne peut s’appliquer comme cela dans les classes, parce que la multiplicité et la complexité des facteurs agissant dans une classe empêchent de déterminer un seul point de différence. Ou alors il faut impérativement abîmer le sujet d’étude, quitte à s’affranchir du réel.

En ce sens, les modes de faire sciences qui partent d’une analyse écologique du réel, dont la sociologie des apprentissages ou les didactiques, sont plus à même de rendre compte des déterminants agissant dans la réussite et l’échec scolaire. Parce qu’ils sont méthodologiquement plus armés pour identifier la multiplicité des facteurs intervenants.

…et invisibilise le social

Ce dernier aspect est certainement essentiel : les neurosciences, en particulier telles que formulées par les chercheurs évoqués, procèdent d’une invisibilisation du social. Pour citer Lahire, ces recherches décrivent et analysent des phénomènes du point de vue de leur universalité neurobiologique. Ce qu’elles étudient dans l’organisme individuel, c’est l’espèce. Et par là, elle rate les rapports sociaux, et donc l’analyse d’un des phénomènes majeurs de notre système scolaire qui réside dans les inégalités scolaires et le caractère socialement déterminé de ces inégalités.

Il n’y aurait pas de problème à cela si ces chercheurs acceptaient de discuter à égalité avec les autres champs de production de savoirs. Mais l’acharnement qu’ils mettent à les dénigrer font, qu’au final, ce sont les moyens de penser et d’agir pour la démocratisation de notre système scolaire qui sont menacés.

Dans l’affrontement vis-à-vis des autres champs de savoirs que mènent un certain nombre de chercheurs en neurosciences pour ériger leurs domaines de recherche en science de l’action, en sciences prescriptrices de modes de faire classe, il y a plus qu’une question de suprématie d’une science sur les autres. Il y a ce que cela masque. Il y a ce que cela éteint dans notre métier. Il y a de l’idéologie derrière le conflit à l’œuvre.

Et il n’est pas étonnant que Blanquer cite autant qu’il le peut cette partie de la recherche et la place à des postes clefs pour orienter notre système éducatif. Car il y a une grande conformité entre la façon que ces chercheurs ont de fabriquer des savoirs sur l’école et du prescrit sur les pratiques enseignantes, et la vision qu’a Jean-Michel Blanquer de cette même école : sujets d’étude abîmés, invisibilisation du social, imposition de modes de faire classe construits en laboratoire contre les savoirs enseignants… Tout cela prépare une école encore plus inégalitaire qui passe par la mise au pas d’enseignants que l’on auraient privés des savoirs permettant d’agir pour démocratiser notre système scolaire. Et si un dialogue entre les différents lieux de fabrication de savoirs sur l’école, y compris les neurosciences, est indispensable, il faudra d’abord mener la bataille contre Jean-Michel Blanquer et les chercheurs, tenant d’une neuroéducation, dont il s’entoure.

ADRIEN MARTINEZ

(Un article plus complet sera disponible sur le site de l’École Émancipée).