Une utopie adolescente face à la crise

La crise touche aussi les enfants bien sûr. C’est le cas d’Anna, une ado de 17 ans, qui vit à Cleveland, une ville à la dérive… On est en 2008, beaucoup de gens y perdent leur maison, parmi lesquels les parents d’Anna. La famille, déjà passablement déstructurée auparavant, achève à cette occasion de voler en morceaux.

Anna n’a plus confiance en ses parents, ni d’ailleurs en personne. Elle estime qu’il est temps de prendre son avenir en main. Elle décide de partir et emmène avec elle ses deux petits frères pour s’installer dans un lycée abandonné. Elle y fonde une communauté d’enfants et d’ados qui tentent de survivre discrètement, à distance du monde des adultes. Elle est bientôt rejointe par Elijah qui l’aide à penser cette sorte d’utopie zadiste.

Construire une micro-société égalitaire

Ayant à charge des enfants, ils s’efforcent de leur donner une éducation digne de ce nom. Il faut qu’elle soit complète. Apprendre la botanique est peut-être aussi important que l’histoire, la danse et la cuisine… Les méthodes se résument à quelques valeurs essentielles : « pas d’autorité, pas de domination, du partage »… Bref c’est bien une sorte d’éducation autogérée qu’ils essaient tant bien que mal de mettre en place. Une bonne éducation se doit d’être politique et c’est sans doute le plus difficile. Le refus des stéréotypes, sexistes notamment, est loin d’être évident…
Même s’ils vivent au jour le jour, ces ados ont l’ambition de rompre avec les erreurs de leurs parents qui ont conduit au « Vaste Bordel ». C’est ainsi qu’ils appellent la crise qui a achevé de ruiner les espoirs familiaux, en même temps que la ville. Ce processus fait d’ailleurs l’objet d’une description minutieuse qui vaut bien celle des manuels scolaires. La ville a été jadis une grande ville industrielle, la prospérité semblait à portée de main. Leurs parents y ont cru chacun à leur manière, ceux d’Elijah parce qu’ils ont pu en profiter un temps, ceux d’Anna étaient venus de loin pour participer au rêve américain. Tout cela s’était effondré. En réaction à cette faillite, le projet d’Anna et d’Elijah n’est rien moins que de faire sécession de ce monde et de construire une micro-société égalitaire.

Une éducation politique

On s’en doute, les problèmes ne vont pas manquer. Même à Cleveland, vivre à l’écart de la société est compliqué. La communauté va s’agrandir et avec les nouveaux venus vont s’inviter de nouvelles tentations et autant de questions perturbantes : faut-il accepter l’usage de l’argent pour gérer certains échanges, est-il d’ailleurs possible de s’y opposer ? Peut-on laisser les mômes jouer aux jeux vidéos ? Comment traiter ceux qui ne respectent pas les règles décidées en commun ? Les réponses ne vont pas de soi. La force de cette utopie juvénile réside surtout dans la puissance de ces questionnements qui s’impose comme une véritable éducation politique. Mais ce roman ne se réduit pas à cette dimension. C’est aussi le récit d’une éducation amoureuse autour de la relation qui unit Anna et Elijah, vue par chacun des deux protagonistes. Ce récit entrelacé est une des grandes richesses du livre.

Forte d’une œuvre comprenant déjà plusieurs romans marquants dont L’Art de perdre qui a reçu le prix Goncourt lycéen en 2017, Alice Zeniter a donc décidé de se tourner vers les ados. Pour se faire, elle a choisi de mêler son écriture à celle d’Antoine Philias, pour qui il s’agit d’un premier roman. C’est en tout cas une grande réussite. Les auteurs évitent l’écueil de la démonstration militante pour nous livrer un roman d’apprentissage envoûtant. Une sorte de Sa majesté des mouches actualisée, utopique et urbaine. Et aussi nettement plus sympathique.

Stéphane Moulain

Antoine Philias & Alice Zéniter, Home sweet home, L’Ecole des Loisirs/Médium+, 15,5€.