Crise de l’euro et crise de l’Europe

2010-2011, le deuxième acte de la crise financière depuis 2007-2008 a pris l’apparence d’une attaque puissante contre la monnaie unique européenne. L’euro a failli trouver là sa fin, 9 ans après sa naissance réelle comme monnaie vernaculaire. Monnaie imparfaite, l’euro ne semble plus être contesté, alors que sa crise s’est réfractée sur l’ensemble de la construction européenne. Qu’elle se conjugue au présent…

Le lancement de l’euro se fait en 1999. 20 ans donc qu’elle existe. Elle se substitue à l’ECU – une idée giscardienne – qui ne « sonnait » pas aux oreilles des Européens du nord. La grande différence entre l’ECU et l’euro tient surtout dans sa définition. L’ECU, European Currency Unit, en français MCE, Monnaie de Compte Européenne, est un panier des monnaies nationales de l’Union européenne et sert aux échanges internationaux et comme monnaie de crédit. Elle entre en concurrence avec le dollar.
L’euro se veut la monnaie unique de tous les pays – appelée la zone euro – qui ont coché les cases proposées par le Traité de Maastricht (1992, mise en application le 1er janvier 1993) à commencer par les fameux 3 % de déficits publics par rapport au PIB et la dette publique plafonnant à 60 % de ce même PIB. On a oublié qu’une des conditions imposait aussi la privatisation des banques centrales dont la Banque de France.

Monnaie unique et non pas monnaie commune, les deux concepts ne sont pas synonymes. Beaucoup d’économistes, à commencer par Joseph Stiglitz[[Voir Joseph Stiglitz  L’euro, comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe (Les Liens qui Libèrent, 2016) réédité dans la collection de poche Babel. Voir aussi Nicolas Béniès, Petit manuel de la crise financière et des autres (Syllepse, 2008) et  Le basculement du monde  (Éditions du Croquant, 2016)]], prônaient la mise en place d’une monnaie commune pour que l’euro fasse la preuve de sa crédibilité face aux monnaies nationales qui subsistaient jusqu’à leur dépérissement éventuel. La voie qui a été choisie est tout autre. Celle du coup de force, une sorte de coup d’État monétaire contre les populations. Une sorte de culpabilité originelle de l’euro qui a donné naissance au mythe de la responsabilité de la monnaie unique dans la réalité de l’inflation. L’euro est devenu en 2002 la monnaie nationale de tous les pays de la zone euro.
Mais une monnaie unique suppose la construction, au moins d’un proto État, qui se définit d’abord par la mise en place de politiques communes. Elles auraient comme objectif de lutter contre les écarts de développement, de croissance, aux origines de la crise de l’euro. Une monnaie sans État, toutes les expériences antérieures viennent le montrer, que ce soit la Suisse ou l’Allemagne de Bismarck, ne peut avoir d’existence. Elle est liée au pouvoir régalien de battre monnaie. L’État donne à la monnaie sa légitimité. Cette nécessité se trouve renforcée par l’absence d’un système monétaire international et la disparition d’une référence commune – l’or – avant 1970.

Les conséquences d’une rupture de ce lien État/monnaie font de l’euro une sorte de fausse monnaie. Sa création aurait dû aller de pair avec la construction politique de l’Europe, démocratique et sociale pour lui donner l’assise dont elle a besoin. Le deuxième effet de cette réalité est de donner à la BCE, Banque Centrale Européenne, un pouvoir démesuré pour une institution non démocratique, celui de gérer la monnaie unique sans lien avec le politique. À l’abri des traités, les « Sages » de la BCE se sont appropriés la politique monétaire. Ils décident de la création monétaire et même de la vie et de la mort de banques en difficulté via la création de l’Union bancaire.

La crise de l’euro de 2010-2011 et les réponses.

La monnaie unique avait comme mission d’homogénéiser la zone en diminuant les écarts de développement. Il aurait fallu, pour ce faire, définir d’autres critères que ceux mis en œuvre par les traités, tous financiers. Les politiques d’austérité drastiques qui découlaient de la limitation des déficits publics, de la dette publique étaient – sont – facteurs d’aggravation de la misère et de la pauvreté et, par là même, de l’approfondissement des inégalités à l’intérieur des pays et entre les pays. Comme à l’habitude, dans l’ouverture des économies, ce sont les plus puissants qui gagnent. Pour la zone euro – et l’Union européenne en général – l’économie allemande. Les excédents de cette dernière allaient de pair avec des déficits grandissants de la balance commerciale des plus faibles soit la Grèce, le Portugal et l’Espagne. Les spéculateurs ont joué comme sur du velours entre ces différences. Ils ont favorisé l’augmentation des taux de l’intérêt des pays les plus déficitaires. Au lieu de mettre en œuvre une solidarité minimum, les grands pays de la zone et la commission – auxquels il faut ajouter pour faire bonne mesure le FMI – ont imposé une politique de baisse des dépenses publiques et de privatisations qui a laissé les pays, la Grèce surtout, exsangues. L’Union européenne a perdu à ce moment-là une grande part de sa crédibilité, de sa nécessité. Si l’équation se résout en euro = misère, pourquoi construire l’Europe ?

La crise de l’euro représente l’acte deux de la crise financière, crise systémique ouverte en août 2007[[Voir mes articles dans deux numéros précédents de la revue.]]. Aucune réponse des États sinon un discours de Sarkozy, après la faillite de Lehman Brothers, voulant « moraliser le capitalisme financier », vaste programme qui est resté lettre morte.
Le scénario était donc connu. L’accumulation de dette privées – les dettes publiques ne représentent pas le facteur déclencheur||Les États, de manière générale, ont une durée de vie supérieure aux agents privés et ils ne sont pas obligés de rembourser leurs dettes. Ils trouveront toujours des prêteurs.]] – était – est toujours – le problème central. Les dettes privées, devenues irrécouvrables par l’augmentation des taux de l’intérêt du fait même de la spéculation contre l’euro, pouvaient se traduire par une faillite bancaire généralisée au niveau de toute la zone euro. Pour l’éviter, la BCE, les États sont intervenus en venant au secours des banques permettant, par le même mouvement, aux spéculateurs de réaliser leurs objectifs dans un environnement où les classes populaires supportaient les conséquences des politiques d’inspiration libérale mises en place. Elles ont montré leur inanité pour lutter contre les crises.

La réaction a été de créer le MES, Mécanisme Européen de Stabilité, réunissant les pays de la zone, pour venir en aide à un pays en difficulté à condition – on l’a vu pour la Grèce – qu’il respecte les critères du néo libéralisme le plus absurde. Dans le même mouvement, l’Union bancaire a vu aussi le jour en 2012, pour permettre à la BCE de surveiller si les grandes banques ne prennent pas de risques excessifs – sans véritablement définir le « risque excessif ». Un « fonds européen » financé par les banques a été aussi créé pour éviter, officiellement, le recours systématique aux États – comme ce fut le cas en 2008 et en 2011 – pour renflouer les banques en difficulté. La faiblesse du capital de ce fonds alliée à un mécanisme de prise de décision complexe ne pourra vraisemblablement pas répondre à une nouvelle crise.
Au-delà, la BCE a décidé, via la baisse des taux de l’intérêt – allant jusqu’à des taux d’intérêt négatifs – d’une création monétaire jamais vue, de l’ordre de 60 milliards dans un premier temps, puis 80 milliards par mois, pour terminer, en décembre 2018, à 14 milliards. Cette création a permis d’acheter des titres de la dette publique des États de la zone et de la dette privée des grandes entreprises. La BCE a ainsi permis l’enrichissement des spéculateurs, des grandes entreprises, des banques sans résoudre les causes des crises financières et de celles, plus spécifiques, de la monnaie unique. La zone euro a été sauvée temporairement.
Ainsi, la crise de l’euro a fait exploser la vulgate libérale de lutte contre l’endettement, qu’il soit public ou privé.

Plusieurs crises se dévoilent.

Les États, les institutions internationales, les banques centrales connaissent une crise idéologique profonde. Pendant longtemps – jusqu’en 2008 – la commission européenne terminait ses recommandations par la référence au précepte central des théories néo-classiques : « il faut laisser faire les mécanismes du marché pour réaliser l’équilibre général, l’allocation optimum des ressources » qui se traduit par la concurrence libre et non faussée, donc par la réduction drastique des interventions de l’État qui perturbent les mécanismes du marché. Philosophiquement, les sociétés composées d’individus guidés par leur intérêt personnel et égoïste se confrontent sur le marché pour réglementer la vie économique, sociale et individuelle. La politique s’était évanouie. Derrière, c’était bien une conception du monde qui justifiait les politiques d’austérité pour permettre à la société de changer et de réaliser, demain, le bonheur universel par le libre échange comme le clamait l’OMC, Organisation Mondiale du Commerce.

La crise systémique de 2007-2008 a fait voler en éclat cette « Weltanschauung » rendant orphelins les dirigeants du monde. Le soubassement idéologique de toutes ces politiques qui s’attaquent aux services publics, aux solidarités collectives, au plus grand nombre a disparu. Crise idéologique qui rend le « roi nu ».
Elle s’emmêle avec la crise de l’euro, le vide sidéral de prise en compte des nécessités de la planification, au niveau européen, pour répondre aux mutations climatiques, à la crise écologique, aux crises financières comme économiques pour ouvrir une profonde crise de légitimité qui touche à la fois les États et la construction européenne elle-même.

Ce contexte explique le durcissement imbécile des gouvernants sur les dogmes du néolibéralisme, faute de concevoir un autre monde. Pour imposer ces dogmes qui ne répondent plus à rien, facteurs qu’ils sont de crises sociales, d’écœurement, de révoltes, la répression s’impose, posant toute la question de la démocratie.

Nicolas Béniès

Crédit image : EuroCrisisExplained.co.uk sur FLickr (cc)