Entretien avec Ugo Palheta, : La possibilité du fascisme en France aujourd’hui

Ugo Palheta est sociologue, maître de conférences à l’université de Lille et chercheur au Cresppa-Csu et également directeur de publication de la revue en ligne Contretemps et auteur de La Domination scolaire (PUF, 2012). Il vient de publier La Possibilité du fascisme (La Découverte). Dans le contexte de la montée des fascismes à l’échelle internationale, nous l’interviewons sur la situation en France.

Quelles sont les conditions de possibilité du fascisme ? Sont-elles réunies actuellement ?

Toute la démonstration que je tente dans ce livre pointe effectivement dans ce sens, mais il faut préciser deux choses. Tout d’abord, on doit distinguer les conditions de possibilité du fascisme (qui renvoient à une période historique spécifique dans laquelle nous sommes entré-es) des circonstances précises, conjoncturelles disons, dans lesquelles les fascistes sont en capacité de conquérir le pouvoir politique. L’une des choses qui caractérise notre temps, c’est la crise d’hégémonie, autrement dit la crise de la capacité des bourgeoisies à obtenir le consentement actif des populations à leur ordre social et à construire politiquement leur domination. Les fascistes peuvent l’emporter s’ils se sont montrés suffisamment habiles pour conquérir une adhésion de masse (au moins électorale) et si la crise d’hégémonie s’aiguise au point que la classe dominante (ou certains secteurs de celle-ci), privée de représentant-es politiques capables de stabiliser sa domination politique, pousse les fascistes au pouvoir (par des alliances). C’est ce qui s’est passé pour l’essentiel au Brésil : la classe dominante a rompu au début des années 2010 le compromis qui la liait au Parti des travailleurs mais n’a pas pu compter sur la droite conservatrice ou libérale, trop impopulaire dans le pays pour prendre le relais ; elle s’est donc tournée vers Bolsonaro. Nous ne sommes sans doute pas encore en France à ce point de maturation de la crise politique, mais nul doute qu’avec le déclin brutal du PS, la crise prolongée de la droite, la carbonisation prématurée du macronisme et la difficulté à faire émerger une nouvelle force politique à gauche, on s’approche d’un moment potentiel de bascule : l’alternative est en passe de se clarifier entre, d’un côté, le néofascisme et, de l’autre, ce que Daniel Bensaïd nommait une « politique de l’opprimé ». Le second point, c’est que la conquête du pouvoir politique par les fascistes, seuls ou en alliance, ne signifie pas ipso facto la construction d’une dictature fasciste . Pour cela, il faut encore qu’ils parviennent à infliger une défaite de très grande ampleur à la gauche et aux mouvements sociaux. Il n’y a donc aucune fatalité : ce qui décidera de l’issue, c’est la lutte politique.

Comment les politiques néolibérales favorisent-elles cette « possibilité » ?

En dégradant continûment les conditions d’existence des classes populaires et en insécurisant des pans croissants des couches sociales intermédiaires, le néolibéralisme a fini par briser le « compromis social » sur lequel se fondait l’hégémonie bourgeoise. Ce compromis avait été bâti après-guerre autour notamment d’une amélioration des conditions d’existence de la majorité de la population. Il a été progressivement rompu à partir des années 1980 en vue de rétablir les taux de profits, et cela n’a pas manqué d’avoir des effets en termes d’inégalités puisque les classes possédantes ont vu leurs niveaux de revenus et de patrimoine progresser beaucoup plus vite que les revenus et les patrimoines du reste de la population. La conséquence, ce n’est pas une remise en cause immédiate et généralisée du capitalisme, mais la mise en crise des médiations politiques et idéologiques qui assuraient la stabilité de la domination capitaliste. Non seulement on ne trouve plus aucun parti de masse capable de constituer un relais entre l’État et la population mais les grandes idéologies qui contribuaient à la politisation ordinaire (gaullisme, libéralisme, socialisme, communisme) sont aussi en état de décomposition avancée. Cette rupture des affiliations politiques et idéologiques a ouvert un espace pour l’antipolitique néofasciste, qui se nourrit du dégoût de la politique et l’amplifie plutôt qu’elle ne propose véritablement une politique alternative, et cela pour une bonne raison : les néofascistes n’ont pas d’autre projet que de perpétuer l’ordre social existant en limitant drastiquement les libertés publiques et les droits démocratiques fondamentaux, et en intensifiant toutes les oppressions.

L’offensive nationaliste et raciste est-elle l’apanage de l’extrême droite ?

Non, il est plus juste de concevoir le fascisme comme la tendance la plus brutale et la plus brutalement raciste du nationalisme français (celui-ci incluant des forces classées à gauche). On ne comprend rien aux succès électoraux du FN, et à sa progression, si on ne met pas au premier plan l’évolution des discours tenus et des politiques menées par les gouvernements depuis les années 1980 sur les questions de l’immigration et de l’islam, y compris les gouvernements « de gauche ». Évidemment, le nationalisme xénophobe et le racisme ont une histoire bien plus ancienne dans une vieille puissance impériale comme la France : on sait combien le racisme colonial passait pour une évidence et à quel point l’antisémitisme y était endémique durant la première moitié du 20e siècle. Après la double décennie 1960-70, marquée par des luttes sociales et politiques de grande ampleur, on a vu un changement s’opérer à partir des années 1980, avec une intensification dans les années 2000 (en lien avec la réaction occidentale à l’attaque du 11 septembre 2001) puis dans les dernières années (suite à l’instrumentalisation des attentats de 2015 et de la prétendue « crise migratoire »). Les forces politiques dominantes (mais aussi les grands médias) en sont venues à accorder une place centrale aux questions de l’immigration et de l’islam mais surtout à présenter systématiquement les immigré-es et les Musulman-es comme un « problème » pour « l’identité nationale ». Si bien que le champ politique français est de plus en plus structuré autour d’un clivage national/racial qui ne dit pas son nom parce qu’il a été culturalisé : aujourd’hui on exclut, discrimine, infériorise, stigmatise, etc., non plus au nom d’une fantasmatique « inégalité des races » mais en prenant prétexte d’une prétendue « incompatibilité des cultures ». D’une certaine manière, le désastre fasciste est déjà là, en pointillés, à travers l’intensification du racisme (notamment sous la forme de l’islamophobie), la criminalisation de la pauvreté et des mouvements sociaux, et le déni d’humanité, si manifeste dans les politiques anti-migratoires. Mais les fascistes sont une cristallisation politique et un facteur décisif d’amplification de ce désastre, puisque leur projet consiste en son cœur à résoudre la crise historique de nos sociétés par une double opération de purification ethno-raciale et de purge politique du corps national.

Comment conjurer le désastre ?

Vaste problème. Je dirais que la réponse tourne autour de ce que, depuis les années 1920, on nomme le front unique : non pas un front « républicain » intégrant toutes les forces non-fascistes (y compris des forces bourgeoises) mais un front de mouvements se situant sur le terrain de l’émancipation sociale et politique ; non pas un front uniquement électoral mais un front qui combine l’intervention dans les luttes et dans les élections ; non pas un front strictement politique mais un front s’étendant aux forces syndicales et associatives ; non pas un front simplement défensif (même si ces tâches, et notamment l’autodéfense, doivent être revalorisées), mais un front se donnant pour objectif la conquête du pouvoir politique et une révolution sociale. Comme on le voit, cela suppose de réarticuler des objectifs et des terrains généralement pensés comme contradictoires parce qu’ils renvoient à des organisations, des temporalités et des modes d’intervention distincts : la rue et les urnes, le syndical et le politique, les tâches défensives et les visées offensives, la bataille des idées et le militantisme de terrain, etc. Or, une telle réarticulation ne pourra s’opérer sans référence à un projet et à un horizon commun de rupture avec le capitalisme, de conquête d’une démocratie réelle et de lutte contre les oppressions, en somme un projet communiste.

Propos recueillis par Cécile Ropiteaux