Naissance du capitalisme

Le capitalisme, c’est devenu un truisme, est un mode de production,
pour employer les concepts forgés par Marx, dont le « devenir-monde »
est la marque de fabrique. Originellement, il se trouve inséré dans
une économie-monde. Les travaux de Braudel – et de son disciple
Wallerstein – l’ont montré sans en tirer toutes les
implications. Alain Bihr, dans la lignée de son livre précédent, La
préhistoire du capital, le devenir-monde du capitalisme (Éditions Page
2, 2006)(1) qui se terminait par l’annonce d’un programme démentiel,
publie le tome 1 – deux autres suivront – Le premier âge du
capitalisme (1415-1763), sous-titré « L’expansion européenne ». Karl
Marx, dans le livre I du Capital, n’aborde que dans la « Huitième
Section », la dernière, « L’accumulation primitive » pour, quasiment,
n’indiquer que des voies de recherche.

Des questions restaient en suspens. Pourquoi le capitalisme est-il né
en Europe ? Pourquoi et comment les rapports capitalistes de
production se sont-ils imposés ? Par quels processus l’accumulation du
capital marchand s’est-elle réalisée ? Alain Bihr conduit sa
démonstration en mêlant les histoires des mouvements de la force
productive et des rapports de production capitalistes. Insister
uniquement sur les forces productives, qui révolutionnent
mécaniquement les rapports de production liés au servage, ne suffit
pas à comprendre les transformations structurelles qui permettent au
capital industriel de s’imposer à partir du milieu du 18e siècle (1763
pour l’auteur), date indicative bien évidemment.

Il avait insisté dans son livre précédent sur la condition nécessaire
– il y revient – que représente le féodalisme dans la naissance du «
protocapitalisme », la formation du Capital comme rapport social de
production. S’il parle de « premier âge » – reprenant une terminologie
de Werner Sombart – c’est pour se faire comprendre, mais le concept de
protocapitalisme est plus juste. Il indique que le capitalisme est en
germe, que déjà il manifeste la tendance, que tous ses autres âges
confirmeront, à pénétrer tous les pores des autres modes de production
pour les pervertir et les plier à sa loi de la valeur. Le féodalisme
donc, comme condition nécessaire, mais pas suffisante. La condition
suffisante, sur laquelle il insiste dans ce premier tome, est «
l’expansion commerciale et coloniale de l’Europe occidentale qui
débute à la fin du Moyen-Âge ».

Les « Grandes Découvertes » de la fin du XVe siècle s’inscrivent dans
cette histoire, en rappelant que l’expansionnisme féodal – les
Croisades – les avait précédées. Alain Bihr insiste sur les deux
formes d’expansion, commerciale et coloniale, et les rapports entre
les deux suivant les circonstances, les résistances locales, la place
de l’esclavagisme, pour combattre les rapports de production
précapitalistes et réduire à néant les cultures existantes. Le débat
se déplace. Du terrain économique vers la volonté du capital de
réduire en miettes les autres « civilisations ». Dans ce tour du
monde, il nous invite à réfléchir sur les stratégies mises en place
par les différents pays européens et l’efficacité de la colonisation à
la mode anglaise, qui explique la force du capitalisme britannique au
moment de la « révolution industrielle », expression qu’il conteste.

Il met en scène aussi une sorte d’histoire croisée entre les
puissances colonisatrices et les pays colonisés, entre le centre et la
périphérie, périphérie qui rétroagit sur le centre. Les guerres de
suprématie que se livrent les puissances occidentales ont comme champ
le monde, et pas seulement le seul territoire de l’Europe. Cette
problématique du « devenir-monde capitaliste » ouvre de nouvelles
perspectives, de nouvelles questions.

Le lecteur sort de ces 680 pages un peu étourdi, comme sonné. Il lui
faudra faire un tour dans les tableaux chronologiques figurants à la
fin du volume pour essayer de s’y retrouver.

On ne trouvera pas ici de controverses, de critiques. L’auteur n’a
pas voulu, à juste raison, alourdir son propos. Elles se trouvent, si
le lecteur est intéressé, dans La préhistoire du capital. Tel que, ce
Premier Âge permet de commencer à percer les mystères d’une
accumulation de capital marchand, caché sous le terme de «
mercantilisme », dont les processus doivent être pensés au niveau
mondial, pour comprendre, dans le même temps, les raisons des
colonialismes. Ainsi se construit la réponse à la question de
l’introduction « Pourquoi l’Europe ? » Les tomes 2 et 3 poursuivront
l’investigation.

Nicolas Béniès

➣ Alain Bihr, 1415-1763, le premier âge du capitalisme, tome 1
L’expansion européenne, Page 2/Syllepse, 30 euros.

1) J’en avais rendu compte dans cette même revue.