Handicap : les droits à l’épreuve des faits

« Le handicap met en abîme la complexité de la réalité humaine parce
qu’il rappelle qu’on peut être égaux en droit mais ne pas être égaux
en fait » (A. Comte-Sponville, 2007). Dans cette perspective, le
handicap existe par rapport à une « situation » mais « il s’incarne
aussi dans une déficience avérée » (C. Gardou, 2007). Cet écart entre
le fait et le droit irrigue toute l’histoire de la scolarisation des
élèves handicapé-es, une histoire jalonnée d’injonctions paradoxales,
de mutations inachevées et de ruptures insurmontables.

Historiquement, la loi de 1975 a privilégié l’accueil des élèves
handicapé-es en milieu ordinaire, la loi de 2005 leur scolarisation et
la loi de 2013 leur inclusion. Mais en 2015, une circulaire questionne
ces bonds qualitatifs et revient à la loi de 1975 : un élève peut être
orienté en ULIS (dispositif spécialisé en milieu ordinaire) « même
lorsque ses acquis sont très réduits ». Pour M. Caraglio, Ins-
pectrice générale de l’Éducation nationale, cette injonction est
typique du « principe radical de l’inclusion, qui ne se focalise
plus sur le niveau requis pour bénéficier de l’École », une radicalité
qui interroge les missions de l’École. Pour le sociologue S. Bonnéry,
en effet, « l’École est un milieu de socialisation spécifique, adossé
à des contenus de savoirs. Si la socialisation est privilégiée pour
ses vertus thérapeutiques pardelà les contenus de savoir, se
demande-t-il, peut-on encore parler de scolarisation ? »

Entre impuissance et injonctions paradoxales

Aujourd’hui plus qu’hier, il n’est pas rare d’accompagner dans une
classe ordinaire des élèves qui ont de grands écarts par rapport aux
attendus scolaires de leur classe d’âge. Les enseignant-es sont en
général dépassé-es et la réponse de l’institution souvent « décalée
». Celle de M. Toullec-Thery, dont les travaux portent précisément sur
les écarts d’apprentissage entre élèves, en est exemplaire. Lors d’un
colloque en juin dernier (INSHEA), elle s’est vue interpellée par un
enseignant d’ULIS collège qui lui demandait ce que « pouvait faire un
enseignant de 3 ème quand il accueillait un élève avec un niveau
scolaire de maternelle ? ». « L’important, c’est qu’il progresse à son
rythme », lui répond-elle. « qu’il parvienne à écrire son prénom
serait pour lui une belle réussite » poursuit-elle… avant d’avouer
qu’elle n’a pas de solution. Ceci fait écho aux impasses que vivent
tous les jours les enseignant-es dans leur classe, une impuissance qui
fait des ravages et qui fait refluer l’espoir d’une école plus
inclusive. La réponse de l’institution valide une conception
technocratique de la prise en charge des besoins éducatifs
particuliers, aujourd’hui dominante, qui postule la toute-puissance de
la didactique. Cette « chirurgie didactique » de l’adaptation
relativise le poids des déficiences et des incapacités, comme elle
arase le poids des inégalités sociales dans la construction des
inégalités scolaires (J.-Y. Rochex, 2011). À cette impuissance
chronique qui met en porte-à-faux les professionnel-les, s’ajoutent
des injonctions paradoxales, comme dans la circulaire 2016-17, si
importante pour tous les acteurs de l’inclusion : « L’élève en
situation de handicap est un élève comme les autres. Avec les
aménagements et adaptations nécessaires, il doit avoir accès aux mêmes
savoirs et être soumis aux mêmes exigences ». Comment peut-on affirmer
qu’on est comme les autres quand on a besoin d’aménagements et qu’on
soit soumis aux mêmes exigences quand on est confronté toute la
journée à des contenus de savoir inaccessibles ? L’enseignant mais
aussi le parent d’enfant handicapé que je suis sait de quoi il parle !
À la croisée du sentiment d’impuissance et des injonctions
paradoxales, M. Chauvière (2017), toujours incisif, dénonce ceux qui
affirment que l’Éducation nationale pourrait se substituer aux
établissements spécialisés. Dans une institution, rappelle-til, le
soin est un tout. Chaque professionnel-le, quelle que soit sa
fonction, a un rôle de soignant-e. Est-il donc réaliste d’attendre
des équipes enseignantes la cohésion de tous les instants qu’im- pose
le soin ?

Sortir de l’hypocrisie

V. Soriano, directrice adjointe de l’Agence européenne pour
l’éducation inclusive reconnaissait en clôturant un colloque sur
l’inclusion dans le monde (CNESCO 2016) que l’obstacle principal à la
scolarisation des élèves handicapés est d’abord financier. «
Historiquement, les établissements spécialisés coûtent si cher que les
pays qui ont financé des établissements spécialisés sont
essentiellement des pays riches » expliquait M. Caraglio lors d’une
conférence dans les locaux du SNUipp en 2015. C’est si vrai que
l’UNESCO signifie aux pays économiquement faibles qui s’engagent dans
une politique inclusive « qu’il est moins coûteux de créer et gérer
des écoles qui éduquent tous les enfants ensemble que de mettre sur
pied un système complexe de différents types d’écoles spécialisées
pour différents groupes d’enfants. » (Principes directeurs pour
l’inclusion dans l’éducation, 2009). En France, par exemple, une
place en IME (déficience intellectuelle) coûte 37 000 €/an en moyenne,
47 000 € en ITEP (souffrance psychique) et 72 000 € pour le
polyhandicap (chiffres CNSA 2016). Face à ces coûts extraordinaires,
comment interpréter alors la volonté du gouvernement français de
transférer les places d’établissements spécialisés vers le milieu
ordinaire (rapport « Plus simple la vie », 05/2018) ? À l’en croire,
l’enjeu serait de « sortir d’une logique d’établissement pour entrer
dans une logique de dispositif, plus inclusive ». Pourtant, quand le
SNUipp interroge l’Éducation nationale au plus haut niveau sur ce
transfert, on lui répond que « les établissements spécialisés coûtent
trop cher à la Sécurité sociale ». Effectivement, utiliser des
SESSAD, dispositifs individualisés d’accompagnement en milieu
ordinaire, pour opérer ce transfert, ne coûte que 16 500 €/place/an en
moyenne !

Sortir de la maltraitance

Certes, les SESSAD permettent d’augmenter le temps de scolarisation
des élèves des établissements spécialisés (enquête RHEOP 2016). On ne
peut donc pas a priori taxer le politique de n’être motivé que par des
économies budgétaires. Les 300 % d’augmentation des places de SESSAD
depuis 2001 témoignent réellement d’un engagement de la France dans la
construction d’une école plus inclusive. La charnière de ce virage
inclusif s’incarne aujourd’hui dans la convention ARS/rectorats de la
région Auvergne- Rhône-Alpes (2016) où 80 % des places d’ITEP et d’IME
sont destinées à être transférées en 5 ans vers le milieu ordinaire.
Cette convention repose sur un rapport de l’Inspection générale sur
les classes en établissement spécialisé (2015). M. Caraglio,
co-auteure de ce rapport, est venue en exposer les conclusions à des
enseignant-es spécialisé-es au SNUipp. À la fin de son intervention,
nombre de ces enseignant-es comprirent que ce rapport était à charge
et que sa vision des établissements spécialisés était « en décalage de
30 ans avec la réalité d’aujourd’hui ». M. Caraglio reprochait en
substance aux établissements spécialisés de ne donner que 10 à 12h
d’école par semaine en moyenne alors que les enseignants sont payés
sur 24h, comme si la moitié du temps, ils étaient payés … à ne rien
faire. Il y a là effectivement un mépris insensé pour le travail en
institution, de plus en plus difficile… et pour les jeunes, qui ont
certainement moins besoin d’École que de soins. Pourtant, c’est sur ce
rapport que reposent en partie les orientations à venir.

Sortir du dogmatisme

« L’inclusion raisonnée » à la française (B. Gossot), avec son
système mixte ordinaire/spécialisé, a été malmenée en octobre dernier
par la rapporteuse spéciale de l’ONU. Cette dernière n’a pas regretté
que la France ne remplisse quasiment aucune des conditions favorables
à l’inclusion (É. Plaisance, 2011) ou que les budgets ne soient jamais
à la hauteur des ambitions des réformes (N. Mons, 2017). Non ! Elle a
demandé la fermeture de tous les établissements spécialisés, symbole
du grand enfermement. Heureusement, de très nombreuses personnalités
du handicap se sont élevées contre cette vision de l’inclusion à
travers le seul prisme du milieu ordinaire. Rappelons que la France
scolarise déjà 80 % des élèves handicapé-es en milieu ordinaire, une
inclusion portée à bout de bras par les personnels, et que seulement
0,6 % des élèves sont en établissement (DEPP, 2017), ce qui en fait le
7 ème pays le plus inclusif de l’Europe des 27 (G. Avau).
Heureusement aussi que contre ce dogmatisme, qui veut nier l’angle
mort du han- dicap, cet écart irréductible entre le fait et le droit,
les législateurs ont jusqu’à présent fait preuve de pragmatisme en
signifiant que le milieu ordinaire, c’était… « autant que possible»
(lois de 2005, Convention de l’ONU 2006, UNESCO 2009, Conseil de
l’Europe 2010).

PASCAL PRELORENZO