Une formation en souffrance

La formation des enseignant-es a été profondément affectée par la conjonction de plusieurs réformes : celles du changement de statut de l’institution formatrice, avec l’intégration des IUFM dans des universités (elles-mêmes encouragées à fusionner) et leur transformation en ESPE, comme celles touchant à la formation elle-même, avec la mastérisation, la comptabilisation des lauréats de concours dans les moyens d’enseignement et l’augmentation horaire de leur stage en responsabilité.

Nombre d’IUFM-ESPE ont vécu leur mise sous tutelle de l’université comme un rapt. Contribuant de force au rétablissement financier de leurs universités intégratrices, désormais étranglées par la logique de la LRU, les ESPE ont payé un lourd tribut : réduction drastique du budget d’investissement ; captation de postes BIATSS de rang A ; gel de postes d’enseignant-es et notamment d’enseignant-eschercheurs-euses déjà insuffisamment nombreux pour une composante qui forme au niveau master (!) ; mais aussi remise en cause de la rémunération des actes pédagogiques spécifiques de la formation (accompagnement sur le terrain, dispositifs de soutien pour les stagiaires signalés en difficulté…). Ainsi se multiplient les décisions contraires à l’intégration des dimensions universitaire et professionnelle de la formation comme de ne conserver qu’une visite d’un formateur ESPE par semestre, visite à la fois conseil et évaluative !

Un étranglement financier

Alors qu’à la création des ESPE, le Code de l’Éducation précisait qu’elles devaient fonctionner avec les moyens des IUFM, nombre d’entre elles aujourd’hui accueillent des effectifs constants sinon croissants avec des moyens diminués ! Les décisions concernant la formation des enseignant-es visent moins sa qualité que la gestion drastique de l’austérité imposée aux universités intégratrices. Ce processus de paupérisation est facilité par une gouvernance d’ESPE anti-démocratique : l’ESPE est la seule composante universitaire, dont l’instance, le conseil d’école, est composée avec des élu-es en minorité. Les décisions y sont prises par des représentant-es désigné-es de l’université et du rectorat qui partagent rarement les mêmes objectifs mais réalisent des associations de circonstance « sur le dos » de l’école et de la formation car ils ne sont pas impliqués dans la vie de l’ESPE. En revanche, BIATSS ( personnel non-enseignant), formateurs et formatrices et étudiant-es de cette composante subissent ces décisions qui les placent dans des situations parfois intenables.

Les démissions de fonctionnaires stagiaires (FS) et jeunes titulaires sont en augmentation. Des stagiaires sont sortis de leur classe en responsabilité parce qu’ils « craquent ». On assiste à une inflation des congés de maladie, parfois « ciblés » sur les jours de formation pour pouvoir continuer à « tenir » et assurer la classe… et visites ou temps de tutorat commencent bien souvent en « bureau des pleurs ». Des enseignant-es stagiaires se sont suicidé-es ces dernières années, suicides passés sous silence par l’administration, mais auxquels la souffrance générée par une formation en alternance « invivable » a pu contribuer… En effet, leurs conditions de formation ont été profondément dégradées. Autrefois en surnombre dans les académies (ce qui permettait des stages d’observation et de pratique accompagnée avant les stages en responsabilité couplés aux stages de formation continue), les FS, aujourd’hui intégré-es dans les moyens d’enseignement des académies, sont en pleine responsabilité dès la première semaine, à mi-temps sans aucune progressivité dans la découverte du terrain. Absorbé-es par la préparation de la classe, sa gestion, la connaissance de leurs élèves ou leur évaluation … ils et elles sont peu à l’écoute d’une formation qui ne serait pas d’abord une forme « d’adaptation au poste » : on ne peut plus parler d’alternance intégrative. L’initiation à la recherche et l’élaboration de leur mémoire n’est plus alors pour eux qu’une exigence administrative universitaire, bien loin de l’outil intellectuel susceptible de leur permettre de mieux comprendre leur activité, celle de leurs élèves et de les réguler.

… qui « rentabilise » les recruté-es …

Quand les FS se plaignent de la charge de travail de leur année de « formation », ils/elles pointent pour la plupart la charge liée à la préparation et la gestion de la classe. Or, pour répondre à cette doléance, il n’est jamais évoqué d’alléger le stage en responsabilité, de revenir à 1/3 temps préparé et complété par des stages d’observation et de pratique accompagnée par exemple. Mais il est systématiquement demandé aux formateurs de « raboter » les maquettes… En lien avec les restrictions budgétaires, ce sont les volumes horaires des maquettes qui ont été réduits de moitié, avec un appauvrissement de la formation particulièrement visible dans le premier degré. Traiter de l’entrée dans l’écrit en maternelle et de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture en CP (sans oublier l’entrée numérique) en moins de 10h, de l’apprentissage du langage oral en 4h de l’éducation motrice en maternelle et de l’EPS à l’école primaire en moins de 20h est une gageure qui laisse aux formateurs/trices le sentiment amer de « saboter » la formation. Sait-on assez que beaucoup des jeunes titulaires susceptibles d’enseigner en CP en REP+ dès leur deuxième année de titularisation ont eu moins de 10h de formation sur une question aussi cruciale que celle de l’apprentissage de l’écrit et de la lecture… sans parfois avoir jamais vu de classe de CP ? Il y a quelques années, un texte ministériel demandait que 50h de formation soient dévolues spécifiquement à cet enseignement… Mais comment faire quand les volumes de formation en deuxième année ont été réduits en moyenne à 250h ? Face à la charge de travail croissante et aux conditions dégradées de sa réalisation, tous les acteurs, (BIATSS, formateurs pluri-catégoriels, fonctionnaires stagiaires) sont eux aussi en souffrance et on assiste à une forme de gâchis au fort coût humain et social. Nombre de rapports des CHSCT des universités intégratrices ont ainsi pointé des formes de maltraitance au travail et d’épuisement professionnel, sources de désinvestissement.

… et asphyxie leur formation

Les formateurs et les formatrices qui sont les premier-es confronté-es à la souffrance et au désarroi des FS se sont vu-es dépossédé-es des moyens de les aider avec la réduction du nombre de visites, des dispositifs d’accompagnement, du tutorat, des volumes horaires de formation et d’analyses de pratique, des possibilités de travail en co-intervention avec des formateurs de terrain… au nom du principe organisateur qu’est la rigueur budgétaire. Par ailleurs, la mastérisation de la formation, organisée en UE évaluées semestriellement, a bien souvent conduit à un émiettement de cette formation et à son hyper évaluation… mettant à rude épreuve son sens même, l’idée qu’enseigner est un métier qui s’apprend, et que la formation contribue à provoquer du développement professionnel dans une temporalité qui n’est pas celle des évaluations semestrielles… La diminution continue des volumes horaires de formation et les reconfigurations que cela implique, la démultiplication des tâches, les réformes incessantes sans réelle évaluation de leur impact, la prise en charge de la souffrance des FS à moyens réduits, la raréfaction des temps de travail collaboratif – dont on sait qu’ils sont essentiels pour la cohérence de l’alternanceentre formateurs et formatrices de différents statuts, la grande difficulté à maintenir des co-interventions en raison de contraintes organisationnelles lourdes, sont autant de facteurs qui déstabilisent les formateurs en perte de repères.

Ainsi, la formation en alternance intégrative et progressive, différenciée en fonction de son parcours antérieur, que tout jeune lauréat des concours est en droit d’attendre, reste toujours à construire, et les conditions actuelles ne le permettent pas. Dans l’hypothèse d’une réforme nécessaire qui donnerait réellement priorité à l’éducation des jeunes et à la formation des enseignant-es dans le cadre de la Fonction publique, quelques principes semblent incontournables. Il s’agit en premier lieu, dans le cadre de l’université, de préserver des moyens humains et budgétaires pour la formation et de faciliter le travail collectif d’équipes pluri-catégorielles et non leur juxtaposition… L’État doit ainsi garantir le potentiel budgétaire et d’encadrement de la formation, en fléchant ses moyens dans les dotations des universités.

Des enjeux démocratiques et sociaux

Par ailleurs, pour penser les contenus et l’organisation de la formation initiale et continue des enseignant-es, il nous paraît indispensable de donner une gouvernance démocratique aux ESPE dans le cadre de l’université. Il faut développer une réelle collaboration entre instance scientifique et employeur afin de préserver le cadre national de formation (mis à mal aujourd’hui) et de recrutement des fonctionnaires de l’Éducation nationale pour éviter un éclatement au gré des particularités locales. Cette régulation n’exclut pas d’envisager des entrées dans le métier à différents niveaux : pré-recrutements, concours en L3, concours en M1 à condition de mettre en œuvre les formations adaptées aux cursus antérieurs. La réalisation d’une alternance intégrative progressive et différenciée suppose alors que les FS, non intégré-es au plafond d’emploi, soient en surnuméraires : ils/elles pourraient ainsi, dans une logique de progressivité, bénéficier de différentes formes de stage d’observation, en pratique accompagnée, en responsabilité. Par ailleurs, l’accompagnement des néo-titulaires sur les premières années d’enseignement est indispensable pour éviter les nombreuses démissions observées actuellement et il est urgent de (re)mettre en place une vraie formation continue tout au long de la vie, que ce soit via des stages ou des recherches actions formations. Enfin, au vu des difficultés de recrutements dans de nombreuses régions et /ou disciplines, il apparaît nécessaire de soutenir les étudiant-es au cours de leur cursus et de favoriser un recrutement qui représente la mixité sociale. L’Éducation est un enjeu fort pour l’avenir de notre société. Cela implique une politique déterminée sur des objectifs de réussite pour toutes et tous les élèves et un investissement en conséquence dans la formation des enseignant-es. Il en va de l’avenir de la jeunesse et de la société.

MARTINE JAUBERT, PIERRE SÉMIDOR Chercheur-es, formatrice et formateur en ESPE