Christian Navarro : quelques réflexions au coeur des enjeux du congrès

Je veux livrer ici à l’entrée de notre congrès national quelques réflexions qui, à mon sens, sont au cœur des enjeux auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.

Si sur le terrain des inondations, c’est la décrue, sur le terrain social, la mobilisation contre le projet El Khomri ne décroit pas, elle, mais se renforce, avec une confrontation qui se durcit.

Que dit cette mobilisation, ce mouvement social qui combat depuis trois mois maintenant ce projet de loi ?

Un, le mouvement social, le mouvement syndical  ont repris la main sur la question sociale et ça c’est une très bonne nouvelle. Autre bonne nouvelle, la mobilisation de la jeunesse, si atone depuis une dizaine d’années, et ce sur des valeurs communes avec notre mouvement syndical. On notera que dans les moments de mobilisation sociale on n’entend plus l’extrême-droite qui avait tenté un holdup sur le social et qui pouvait apparaître pour une partie non négligeable des salariés comme une alternative au libéralisme. Ce qui bien évidemment n’écarte nullement le danger que continue de représenter l’extrême-droite dans notre pays et l’absolue nécessité de la combattre.

Repris la main parce que nous avons gagné en grande partie la bataille d’opinion. Depuis 3 mois l’opinion publique soutient majoritairement la mobilisation en caractérisant le projet El Khomri comme favorable aux entreprises et défavorable aux salariés. Ce soutien est essentiel et il faut à tout prix le conserver. Et dans cette campagne d’opinion et dans l’élévation du rapport de force, il faut noter l’importance qu’ont pris les réseaux sociaux et d’autre formes de lutte, dont les Nuits Debout. Cela a permis à de nombreux salariés, et notamment de jeunes salariés, souvent cantonnés dans des emplois précaires et dans des déserts syndicaux, de prendre conscience des dangers de ce projet de loi et de se mobiliser.

Deuxièmement, et ce n’est pas une surprise, le quinquennat Hollande restera marqué comme celui de la trahison politique, sociale et morale. Après l’épisode détestable de la déchéance de la nationalité, les choix autoritaires et liberticides avec l’état d’urgence, la loi travail agit comme un révélateur de cette politique.

Sur la forme d’abord, alors que Hollande et Valls n’ont que démocratie sociale et dialogue social à la bouche, sur une question aussi essentielle qu’une réforme du code du travail, le projet de loi est sorti sans aucune concertation préalable avec les organisations syndicales. Autant de mépris envers les salariés et leurs organisations syndicales en dit long sur le sentiment de toute-puissance et la coupure avec la société de ceux qui s’apparentent de plus en plus à une caste.

 
Passage en force confirmé à l’Assemblée avec le 49-3. Mais aussi avec cet entêtement à ne pas vouloir retirer ce projet ni négocier réellement. A ces dénis démocratiques, à cet autoritarisme, le gouvernement ajoute la répression du mouvement social avec des violences policières qui s’exercent, y compris contre les journalistes, pour tenter de faire taire la contestation.

 
Sur le fond ensuite, le gouvernement n’a eu aucune volonté de se placer dans la posture social-démocrate traditionnelle, c’est-à-dire de tenter un compromis entre les intérêts des salariés et ceux du patronat. Non d’emblée, c’est le tout libéral car la cible de ce projet de loi a été de réduire les droits des salariés.

 
Parce que si c’est porte fermée et passage en force pour les salariés et leurs organisations syndicales, c’est open-bar pour le Medef. On le sait, le cœur de ce projet, c’est l’attaque du principe de faveur qui protège les salariés en permettant à tous, quelle que soit la taille de l’entreprise, de bénéficier d’un socle commun de droits. Derrière l’objectif de renverser la hiérarchie des normes se cache la volonté de déporter le rapport de force social au niveau de l’entreprise, là où il est, en règle générale, le plus défavorable aux salariés et le plus favorable au patronat. Et pour verrouiller l’affaire et contourner les syndicats majoritaires qui refuseraient un projet patronal, on ressort l’arme du référendum pour l’offrir à des syndicats minoritaires qui eux l’approuveraient. Chacun et bien conscient que, comme à chaque fois, après avoir réduit les droits des salariés du privé, viendra le tour de ceux du public.

 
Mais cette mobilisation sociale nous dit aussi des choses sur le mouvement syndical.

Elle confirme, ce n’est pas un scoop, qu’il y a bien deux orientations dans le syndicalisme français. Celle portée par la CFDT et l’UNSA, qui accompagne le libéralisme et qui aujourd’hui agit en soutien assumé du gouvernement.

 
Et il y a celle que nous portons avec les forces investies dans l’intersyndicale. Elle refuse les régressions sociales, elle lutte pour toujours plus de progrès social et de droits nouveaux. Elle se bat pour un partage des richesses plus favorable au monde du travail et pour la limitation de la puissance patronale. Elle remet en cause le capitalisme – dont le système de production nous entraîne à la catastrophe – dans une optique de transformation.

 
De ce point de vue-là, les salariés vivent une véritable leçon de choses depuis 3 mois. Profitons-en ! Renforçons nos liens avec CGT et Solidaires. Portons devant les salariés la nécessité d’un nouvel outil syndical ouvert à tous et rassemblant, pour le renforcer, le syndicalisme de transformation sociale. Très concrètement, profitons de la votation pour multiplier les initiatives unitaires pour faire signer la population.
 
Et sans attendre préparons la suite, dès la semaine prochaine, avec la manif nationale et la grève du 14 juin. Il nous faut maintenant faire grandir l’idée dans la profession – qui pour le moment soutient mais participe assez peu aux mobilisations – que « ça vaut le coup » d’être en grève le 14 juin et que « ça vaut le coup » de participer à l’aventure collective de la montée à Paris. Et mettons tout en œuvre pour élargir la mobilisation avec la participation la plus massive possible à la votation citoyenne. Décidons d’un appel fort de notre congrès aux personnels à la grève et à la manifestation nationale le 14 juin à Paris.

Deuxième question sur laquelle je veux revenir, c’est celle de la réforme des rythmes. Par pour discuter la réforme elle-même ni ce que nous devons porter (c’est le congrès qui le dira), mais sur ce qu’elle dit de l’école et des enseignants aujourd’hui. Mais aussi ce qu’elle dit sur notre syndicalisme qui a reçu à cette occasion un véritable coup de semonce.

 
On a dit que cette réforme avait cristallisé un mécontentement profond de nos collègues par rapport à leurs conditions de travail et plus généralement par rapport à leur condition professionnelle. C’est vrai.

 
Mais on n’a pas analysé au niveau national avec toute la force nécessaire ce que la suppression du mercredi matin signifiait dans ce contexte. Cette suppression a été vécue à une large échelle (et plus fortement encore dans les zones urbaines en tension) comme la suppression d’un des rares moments « à soi », où on pouvait « souffler » par rapport à un quotidien professionnel très dégradé.

On a sous-estimé l’état de tension vécu par la profession…et l’entrée par le « C’est mieux pour les élèves » nous a quelque peu aveuglés.

 
Toutes les enquêtes, toutes les études faites autour du chantier sur le travail enseignant convergent pour dire que notre profession vit très mal son impuissance devant la persistance et même l’aggravation des inégalités scolaires. Mal être renforcé par les réformes Sarkozy qui ont toutes tourné le dos au « Tous capables », et donné à voir que le pouvoir politique, mais aussi la hiérarchie de l’éducation nationale avaient renoncé à l’élévation du niveau de tous.

 
Mal être aggravé avec, conséquence de l’austérité budgétaire, des conditions de travail très difficiles, trop souvent des effectifs lourds, la perte très conséquente de ressources en enseignants spécialisés, la quasi disparition de la formation continue.

 
Accentué aussi par le développement des logiques de pilotage managériales, le renforcement du contrôle hiérarchique qui de plus en plus mettent à mal toute autonomie professionnelle.

 
Et cette situation très dégradée perdure aujourd’hui. Si elle trouve son origine dans le quinquennat Sarkozy, elle n’a pas été fondamentalement modifiée par la politique éducative actuelle.

A cette mauvaise perception de la situation générale vécue par la profession se sont rajoutés des évolutions importantes qu’a dû subir notre syndicalisme dans son lien avec les personnels.

Nous avons subi avant tout les attaques contre le droit syndical – et notamment les RIS – qui avaient pour but de casser ce lien fort que nous avions avec la profession.

Dans le même temps, le resserrement des équipes militantes, les évolutions dans l’engagement militant, la forte prégnance des demandes institutionnelles à tous les niveaux, l’arrivée massive des nouvelles technologies, … ont modifié notre activité militante quotidienne avec des difficultés à maintenir un lien régulier avec le terrain. (Même si les réalités départementales sont diverses). 

 
Et nos résultats en baisse lors des élections professionnelles renvoient à mon sens à ces deux aspects : d’abord une perte de clarté de nos idées et de nos propositions – parce que nous avons eu une analyse incomplète de ce qui se jouait et que les rythmes ont mis à jour – conjuguée à un affaiblissement de notre présence auprès des personnels.

 
Mais je pense que cette situation est pour l’essentiel derrière nous. Depuis la secousse des professionnelles, nous avons commencé à tirer les bilans de la période et commencé à réajuster notre activité syndicale, à la rééquilibrer.

 
Qu’on ne s’y méprenne pas. Il ne s’agit nullement de reléguer au second plan tout ce que nous portons sur la nécessaire transformation du métier et de l’école publique pour sa démocratisation. Au contraire, il est même essentiel de porter fortement notre projet émancipateur pour qu’il soit l’affaire de tous les enseignants.

 
Mais ce projet, notre projet, a besoin que nous renforcions résolument notre seconde jambe, celle de la défense des intérêts et des droits des personnels et de leurs revendications.

 
Et nous avons déjà commencé à le faire avec la campagne sur les conditions de travail. Celle sur les salaires. Nous allons la poursuivre aujourd’hui avec la question de l’évaluation professionnelle conçue par le ministère comme un outil de différenciation des carrières et donc de division de la profession. Il va nous falloir hausser le ton à la fois pour dire ce que nous ne voulons pas et faire partager très largement ce que nous portons : une évaluation totalement déconnectée de la carrière, reposant sur l’échange entre professionnels et recentrée vers le conseil et l’accompagnement.

 
Poursuivre également en renforçant nos liens avec les personnels. De ce point de vue, l’engagement sans précédent des équipes militantes lors de la campagne pour les professionnelles s’est poursuivi et se mesure très concrètement aujourd’hui par les bons chiffres de la syndicalisation.

 
A partir de ces bons fondamentaux, la période qui s’ouvre doit être celle de la confirmation de ces choix et de l’amélioration de notre fonctionnement collectif.
 
Je suis persuadé qu’après la période de tensions internes que nous avons connu et pour répondre à l’ensemble des enjeux qui sont devant nous, il nous faudra jouer collectif pour nous permettre d’être davantage en capacité d’élaborer des synthèses exigeantes et partagées.

 
Collectif dans les relations équipe nationale et sections. Il est nécessaire que l’ensemble des sections, la diversité et le pluralisme de notre syndicat, se « retrouvent » dans l’équipe nationale et dans ce qu’elle porte. Au niveau de sa composition comme dans l’amélioration du fonctionnement du conseil national, ce que nous avons commencé à faire et qu’il faut poursuivre notamment en termes de préparation, de priorisation des questions à traiter et de compte-rendu de l’activité et des mandats donnés au secrétariat national. Ce qui implique aussi de développer sous toutes leurs formes les relations national/départemental.

 
Collectif au niveau de l’équipe nationale. A un fonctionnement trop pyramidal, il faut substituer un fonctionnement plus collégial et plus horizontal, plus efficace parce que facilitant l’autonomie et la prise de responsabilités et donc plus à même de traiter de manière pertinente l’ensemble des questions auxquelles nous sommes confrontées à tous les niveaux.

 
Questions d’ailleurs qui sont de plus souvent aujourd’hui de nature fédérale (les nouvelles grilles, les carrières, l’évaluation professionnelle par exemple). Nous devons donc renforcer résolument le travail avec et dans la FSU, comme avec les SN concernés, pour gagner en cohérence, en efficacité et donc peser davantage face au ministère.

Un plus collégial qui nécessite de donner toute sa place au secrétariat national. Un plus collégial qui passe aujourd’hui par la mise en place d’un co secrétariat général aux responsabilités partagées.

 
Ce que je dis là peut paraître à certains trop critique, à d’autres trop ambitieux, ou hors sujet. Je suis quant à moi persuadé que le renforcement du SNUipp-FSU auquel nous sommes toutes et tous attachés passe par cette voie-là et qu’aujourd’hui, les conditions sont réunies et que nous sommes « mûrs » pour y parvenir.

Très bon congrès à nous tous .