« La laïcité peut heurter si elle est humiliante »

Interview de Béatrice Mabilon-Bonfils

Béatrice Mabilon-Bonfils, membre du Think Tank Different, Professeure d’Université – Sociologie,

Directrice du laboratoire EMA (École, mutations, apprentissages) de l’Université de Cergy-Pontoise.

Co-auteure de « La laïcité au risque de l’autre », avec Geneviève Zoïa, éditions de l’Aube 2014.

◗ La laïcité a été fortement convoquée suite aux attentats ; cette invocation pressante , ne risque-t-elle pas de renforcer son instrumentalisation ?

« L’après-Charlie » donne lieu à une surenchère dans l’affichage d’une laïcité conçue plutôt comme une réponse défensive que comme un projet pour le vivre ensemble. Demandons-nous donc à nouveau de quoi la laïcité – si tant est qu’il soit possible d’employer ce terme au singulier tant sa polysémie en est consubstantielle – est le nom ?

Elle est au cœur d’une forme de panique morale, un processus de défense et de désignation d’ennemis à partir d’un évènement dramatique.

Ainsi, tout l’enjeu est de définir les contours de cet « autre » que l’on exclut de la communauté pour avoir transgressé les normes, sauf à ce que cet autre disparaisse comme autre.

Car, en miroir, cette panique redéfinit ou plutôt rigidifie les contours de la citoyenneté alors réduite à l’assimilation (notion que Nicolas Sarkozy remet à l’ordre du jour). Mais la notion de laïcité n’est-elle pas entachée par les écarts énormes entre les discours officiels et les réalités des ghettos, et par des inégalités sociales, territoriales, scolaires, qui frappent les enfants de culture musulmane beaucoup plus que les autres ?

Par la suspicion en loyauté portée depuis trop longtemps sur les Français-es d’origine maghrébine au motif, à peine refoulé, qu’une appartenance plurielle se traduit forcément par un déficit du sentiment d’être français ?

Pas d’amalgame, a-t-on seriné de façon incantatoire, mais force est de constater qu’à longueur de journée, le débat se focalise inlassablement sur l’islam. Du reste, la construction sociale de l’islam par les manuels français contemporains, indifférenciant arabe et musulman, ne fait que renforcer le stéréotype du musulman violent et guerrier et celui d’une extranéité structurelle de l’islam.

Alors qu’elle était, dans sa genèse, un outil politique au service d’un projet – même dominateur, ou, pour le dire mieux, intégrateur parce que dominateur – il faut bien admettre que la laïcité se transforme en instrument d’agression des minorités, principalement aujourd’hui vis-à-vis de la minorité musulmane qui concentre à elle seule l’idée d’une crise du modèle d’intégration français.

Or, la laïcité peut heurter si elle est humiliante, perçue comme une exigence de reddition de tout ce que ces jeunes sont, surtout si aucune élaboration commune ne vient simultanément prouver la valeur supérieure de la confrontation des arguments. La force de la laïcité pourrait être là. Son ambition doit être de normaliser la présence des publics de culture musulmane, pas de l’« ennemiser », au nom d’une éthique de conviction, blessante vis-à-vis de certains, et récupérable par d’autres, dangereux.

◗ L’enseignement de la laïcité (une des onze mesures du MEN) fait-il sens ?

Ces enseignements et dispositifs sont censés promouvoir entraide, solidarité, partage, éthique, respect, et notre système éducatif promeut concurrence entre établissements, entre séries, et la compétition entre élèves.

Avec Geneviève Zoïa nous pensons qu’il faut cesser d’être obsédé par un pseudo-communautarisme et tenter de comprendre les sentiments d’injustice des jeunes des quartiers déshérités et leurs familles.

Imposer par le haut le respect de valeurs que la réalité sociologique contredit n’a aucun sens. La mesure qui consiste à affirmer que « tout comportement mettant en cause les valeurs de la République ou l’autorité du maître fera l’objet d’un signalement systématique […] et qu’aucun incident ne sera laissé sans suite » semble particulièrement inadaptée !

Les valeurs de la République ne peuvent être mobilisées comme argument de maintien ou de rétablissement de l’ordre : la menace de sanctions n’amènera pas automatiquement les élèves à adhérer à l’idéal laïque.

Tout comme le respect ne se décrète pas mais se construit et s’éprouve quand la parole de tous et toutes est entendue et qu’il existe un lieu tiers pour la dire. L’instauration d’une journée de la laïcité n’est pas non plus une bonne réponse : cette mesure désigne silencieusement des coupables, des publics de culture musulmane, alors qu’il s’agit avant tout d’exclusion sociale, de désaffiliation.

Il faut écouter ceux qui ne se sentent pas « Charlie ». Le savoir ne se transmet pas, il se construit par la délibération collective. Les valeurs ne s’imposent pas d’en haut, elles s’élaborent ensemble.

Ce n’est pas sous la menace de sanctions que les élèves vont adhérer aux valeurs républicaines laïques. Il faut tenter d’aborder les enjeux sociaux et politiques de la laïcité et entendre les élèves.

Bien sûr leurs propos peuvent être inacceptables, antisémites, racistes, « complotistes »… mais la laïcité ne peut se résumer à une exigence de reddition de tout ce que ces jeunes sont.

C’est l’élaboration commune qui prouvera la valeur supérieure de la confrontation des arguments et redonnera ses lettres de noblesse à la laïcité.

On peut craindre que ce plan ne soit que l’expression d’une surenchère mise en agenda par la panique morale et les échéances électorales : journée annuelle de la laïcité, formation d’ambassadeurs de la laïcité, de « réservistes citoyens », rappel à l’autorité.

En tout, 11 mesures pour une « grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République »… mais surtout des effets d’annonce pour des dispositifs qui existent depuis longtemps !

L’ECJS par exemple, les comités d’éducation à la santé et à la citoyenneté au collège, les conseils de vie lycéenne, la circulaire de 2011 relative à l’instruction morale à l’école primaire, les conseils d’enfants, les associations de vie lycéenne, les temps institutionnels contre le racisme, etc. promus dans ce nouveau « parcours citoyen », existent déjà.

De plus, l’idée d’une évaluation de ce parcours semble particulièrement inutile et même contre-productive. Bref, depuis plusieurs décennies maintenant, on a un foisonnement de dispositifs et d’initiatives liés à la notion de citoyenneté.

L’École promeut officiellement des élèves citoyen-nes. Or, on sait que ces dispositifs sont souvent vides, non investis, et restent lettre morte ou des coquilles vides. ●

Propos recueillis par Sophie Zafari.