L’employabilité, une forme nouvelle et paradoxale de contrôle social

Dans leur livre paru aux éditions Syllepse « La fabrique de l’employabilité, quelle alternative à la formation professionnelle néolibérale ? », Louis-Marie Barnier, Jean-Marie Canu et Francis Vergne, participants au chantier « Syndicalisme et alternatives aux politiques néolibérales » au sein de l’Institut de recherche de la FSU, analysent l’émergence de l’impératif d’employabilité.

C’est l’occasion d’étudier la dernière en date des réformes de la formation professionnelle continue : celle-ci renvoie au salarié la responsabilité de sa formation pour assurer le maintien de son employabilité grâce à son « compte personnel de formation ».

Plus largement, l’impératif d’employabilité devient central en de multiples domaines : formation générale, orientation, insertion et accompagnement des personnes privées d’emploi, métiers et travail. Ce qui ne va pas sans modifier les conditions dans lesquelles il convient de réfléchir et d’agir pour une alternative.

Dans le champ de la formation professionnelle continue, la norme centrale de l’employabilité déplace puis remplace toute la problématique classique de la qualification professionnelle.

Désormais l’acquisition et l’actualisation de connaissances constitutives d’une culture professionnelle ne sont plus suffisantes. La formation va de pair avec une modification comportementale voire existentielle de la personne.

Soumis à l’impératif d’accroître son employabilité, le sujet met en jeu sa capacité à être et demeurer actif voire pro-actif dans des cycles de vie professionnelle fragmentés.

Ce qui est visé concerne moins l’aptitude à occuper un emploi ou un poste de travail que l’aptitude individuelle à entretenir des compétences transférables en toutes situations. Une nouvelle forme de contrôle social est née.

**Rendre le salarié entrepreneur de sa vie professionnelle

Le salarié est ainsi rendu responsable de son éventuelle « inemployabilité ». Sont particulièrement visés les demandeurs d’emploi : à eux de modifier en conséquence leurs comportements pour ne pas connaître la stigmatisation infamante de « l’inemployabilité ».

Cette profonde transformation dont sont porteuses des politiques publiques mêle donc étroitement l’économique à l’anthropologique. Il s’agit de produire et façonner de nouvelles subjectivités et d’inviter chacun à l’auto contrôle permanent.

Ce nouveau contrôle social de la force de travail agit dans le sens d’une subordination active. Se trouvent dissoutes ou du moins largement relativisées toutes les autres aspirations et motivations à se former.

L’employabilité constitue le sujet comme entrepreneur de sa vie professionnelle.

**Une négation de la formation pour le plus grand nombre

Pourtant le fantasme néolibéral de la marche forcée à l’employabilité résiste mal à l’épreuve du réel.

C’est ce que montrent les études menées sur l’industrie automobile. Ainsi dans le cas de l’usine de Renault Cléon sur lequel notre ouvrage s’est attardé, le bilan est sans appel.

Pour l’immense majorité des agents de production de cette entreprise de 4 000 salariés, la formation professionnelle n’existe pas en dehors de quelques heures d’adaptation initiale au poste de travail.

La formation professionnelle se concentre sur les salariés déjà les plus formés : 7,8 % des agents les moins qualifiés (APR) ont reçu une formation en 2013 contre 29 % des techniciens et agents de maîtrise et 73,2 % des cadres.

La « formation » des agents de production est largement renvoyée à la formation « sur le tas » : les ouvriers nouvellement embauchés n’apprennent les « bons » gestes que dans l’interaction avec leurs collègues d’atelier, qui sont alors leurs vrais formateurs.

En dépit du discours omniprésent sur la formation tout au long de la vie, la formation n’est jamais qu’un instrument dont les employeurs font usage en fonction de leurs besoins, qui ne coïncident que fort peu avec ceux des salarié-es les moins formé-es et qualifié-es.

Très prosaïquement, le déséquilibre structurel entre offre et demande d’emploi aboutit au fait que, de toute façon, le nombre de salarié-es disponibles – et doté-es d’un niveau de compétences suffisant – permet aux firmes de trouver la main-d’œuvre nécessaire là où elles en ont besoin, aux conditions de salaires qui leur conviennent, sans recourir à la formation, sauf au niveau de discours destinés à « mettre la pression ».

Contradiction sans doute, mais qui dans un rapport de force dégradé a pour effet de diviser et de mettre encore plus en concurrence les salariés. Et de rendre également plus difficile la reprise en main de la formation par le plus grand nombre.

**Fonder un usage commun de la formation

Devenue système de pensée et de gouvernement des conduites, l’employabilité débouche sur de nouvelles formes d’assujettissements qui tendent à éliminer les conditions d’une réflexion critique. Aujourd’hui les modes de commandement et de management par l’employabilité enferment les sujets au travail dans des oxymores connus : autonomie contrôlée, initiative limitée, créativité soumise aux impératifs de rentabilité. Dans le même temps se développent une individualisation des rapports salariaux et une acceptation de la concurrence comme mode de régulation unique.
Le changement démocratique auquel l’on peut aspirer repose sur une tout autre implication des salarié-es et des citoyen-nes. Cette inspiration solidaire a traversé le syndicalisme du début du siècle dernier avec les Bourses du travail, véritables espaces d’éducation autonome et émancipateur ainsi que l’éducation populaire. Se profile là une tout autre conception de la formation qui reste précisément à redéfinir et inventer en commun.

**Vers quelles alternatives ?

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La réflexion sur les pistes alternatives n’est pas nouvelle. Mais la question suivante doit être explicitée : qu’est-ce que la reconfiguration opérée par le néolibéralisme oblige à repenser ? Sur la base de quelles ruptures et de quels principes concevoir la formation continue ?

Un droit effectif d’accès à la formation continue pour toutes et tous implique qu’il soit dégagé des contraintes financières, salariales et politiques.

Triple rupture donc : l’élimination des logiques de marché par la création d’un espace public non-marchand, le dépassement des rapports salariaux par mise en place de dispositifs non soumis au pouvoir patronal, l’affirmation d’une approche démocratique s’opposant à la gouvernance politi­que présente par l’invention de nouvelles institutions sociales d’auto gouvernement de la formation.

C’est là un enjeu de lutte sociale et institutionnelle : quelle place peuvent prendre salariés, demandeurs d’emploi et citoyens en faveur d’une culture professionnelle émancipatrice ouverte à toutes et tous.

Aux modèles dominants il s’agit d’opposer, de faire connaître et reconnaître ceux qui, dans l’histoire sociale ancienne et plus récente, ont relayé les attentes et la volonté de changement et d’émancipation pour étendre l’horizon de la formation bien au-delà du simple entretien et perfectionnement de la force de travail. Rappelons les promesses (pas toujours tenues) de l’éducation populaire, les espoirs (déçus ou parfois ambivalents) de l’éducation permanente, le projet (difficile à réaliser) d’un grand service public et laïque de la formation initiale et continue, ou encore la prise en main (partielle sinon balbutiante) d’institutions dédiées à la formation et démocratiquement gérées par les salariés eux-mêmes.

Chacune à leur façon, ces tentatives concourent à un élargissement raisonné des possibles et à une mise en perspective à ce que pourrait recouvrir l’institution d’un « commun » de la formation.

Une telle action de mise en commun peut mobiliser des réflexions et des pratiques sociales pour délibérer de ce qu’il convient d’apprendre et de l’usage qui peut en être fait. Ce qui ne saurait être détaché du mouvement social qui peut les faire advenir.

Comment en somme dégager un espace émancipateur, au sein du travail comme à travers la formation continue ? De quelles propositions et de quelles initiatives les organisations de salariés peuvent-elles être porteuses ? Comment le salariat et la population dans son ensemble et sa diversité – y compris dans sa composante des privé-es d’emploi – peuvent-ils collectivement reprendre la main ?

L’enjeu ainsi formulé relève de la capacité des salariés et salariées, des citoyens et citoyennes, des structures sociales dont ils se dotent, à s’approprier et à se construire des modalités et des contenus de formation qui relèvent non plus de l’entretien de l’employabilité asservie à l’économie mais d’une « logique du commun » ouverte à l’ensemble de la société et des savoirs. ●

Jean-Louis Barcaver