Comprendre les inégalités pour les combattre (1ère partie)

Entretien avec Alain Bihr et Roland Pfefferkorn,[[1) Alain Bihr et Roland Pfefferkorn (dir.), Dictionnaire des inégalités, Paris, Armand Colin, 2014.

Ils ont notamment signé ensemble Le système des inégalités (2008, La Découverte).

Alain Bihr a publié Les rapports sociaux de classe (Éditions Page 2, 2012) et La préhistoire du capital (Éditions Page 2, 2006).

Roland Pfefferkorn a publié Genre et rapports sociaux de classe (Éditions Page 2, 2012) et Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classe, rapports de sexe (La Dispute, 2007).]]

concepteurs du Dictionnaire des inégalités.

◗ EE : Vous avez pris l’initiative de publier un Dictionnaire des inégalités. Comment l’idée vous en est-elle venue ?

AB et RP : Le constat d’une aggravation des inégalités sociales au cours des dernières décennies est désormais établi.

La déferlante des politiques néolibérales a mis à mal les « équilibres de compromis » élaborés dans les États centraux après 1945. Ces politiques ont contribué à inverser la dynamique de réduction des inégalités sociales que ces États avaient connue jusqu’au milieu des années 1970.

Elles ont produit des effets plus contrastés et même contradictoires au sein des « pays du Sud » ou des ex- « pays socialistes ». Dans notre Dictionnaire, nous avons veillé à diversifier les « états des lieux » : si la plupart des entrées se réfère à la situation des États centraux et, plus particulièrement encore, à la France, on y trouve des entrées consacrées à l’Afrique du Sud, au Brésil, à la Chine, à l’Inde, à la Russie, etc.

◗ EE : Avant ce Dictionnaire, vous aviez publié un ouvrage dont le titre même dit le propos : Le système des inégalités. Défendre l’idée que les inégalités forment système, n’est-ce pas contradictoire avec la forme même d’un dictionnaire avec des entrées se suivant dans l’ordre alphabétique ?

AB et RP : Nous avons cherché à dépasser cette contradiction grâce aux corrélats dont sont pourvues les entrées.

Le lecteur ou la lectrice de l’une d’elles est conduit à en consulter d’autres, quelquefois sans rapport immédiat apparent. De cette manière, nous espérons induire des parcours de sens qui ne sont pas exclusifs de ceux qu’il ou elle pourrait choisir de suivre.

Les lecteurs verront facilement que les différentes inégalités interagissent, qu’elles se déterminent réciproquement, qu’elles sont mutuellement causes et effets les unes des autres et qu’elles ne peuvent s’expliquer et se comprendre par conséquent que dans et par leurs relations.

La mise en évidence de ces interactions permet de hiérarchiser les inégalités en mettant en évidence celles qui s’avèrent les plus déterminantes. On trouvera aussi des entrées qui rappellent la persistance de ce système inégalitaire qui tend à se reproduire de génération en génération.

◗ EE : Traitez-vous aussi des inégalités entre hommes et femmes ?

AB et RP : Oui bien sûr, nous en traitons, tout comme des inégalités entre âges et générations, entre nationalités, groupes ethniques et groupes « racisés », etc.

Nous avons cherché à tenir compte du fait que, depuis les années 1970, les analyses traditionnelles en termes d’inégalités entre classes, couches ou catégories sociales, inspirées ou non par le marxisme, ont été progressivement enrichies et complexifiées, mais aussi, pour une part, concurrencées et occultées par la prise en compte d’autres inégalités : celles entre hommes et femmes, celles entre classes d’âge et générations, celles entre nationaux et étrangers, celles entre groupes racisés, etc.

Inégalités en fait anciennes, dont la nouveauté apparente ne tient qu’au fait de leur récente découverte, due au développement de luttes spécifiques mais aussi aux débats idéologiques et aux élaborations théoriques qui les ont accompagnées.

Cela a permis de prendre en compte et d’élever au rang d’objets scientifiques des réalités sociales jusqu’alors négligées ou même ignorées (par exemple le travail domestique, la prostitution, la ligne de couleur, les effets de quartiers, etc.) et elles ont conduit à l’élaboration de nouveaux concepts : ceux de genre et de rapports sociaux de sexe, de division sexuelle du travail, de rapports sociaux de génération, de spatialisation des inégalités sociales, etc.

Notre Dictionnaire, contrairement au livre récent de Piketty, s’est efforcé de tenir compte de cet enrichissement important du champ des analyses des inégalités sociales en consacrant des entrées à chacun de ces termes et thèmes. ●

Propos recueillis par

Laurent Zappi