Antonio Gramsci : un penseur pour comprendre et transformer le monde

Auteur marxiste italien longtemps sous-estimé et peut-être écrasé par les figures tutélaires de Marx, Lénine ou Trotsky, l’apport théorique et politique de Gramsci (1891-1937) est, depuis quelques années, réévalué et redécouvert.

Penseur d’un communisme qui emprunte au marxisme classique, il a su l’enrichir pour en faire un arsenal théorique vivant.

Guerre culturelle, hégémonie, bloc historique, tous ces concepts gramsciens sont autant d’armes pour contrer les politiques néolibérales et construire des alternatives ne reproduisant pas les erreurs du XXe siècle.

Partons à la découverte d’un homme à la pensée profonde et dynamique, victime de l’horreur fasciste.

**Un communiste
debout face au fascisme !

Antonio Gramsci est né en janvier 1891 en Sardaigne dans une famille nombreuse.

Son père, petit fonctionnaire accusé de malversations financières, a fait un séjour en prison alors que le jeune Antonio n’a que 7 ans. Seul avec sa mère et ses six frères et sœurs, il fait l’expérience de la pauvreté.

Il en sera durablement frappé d’autant plus qu’il connaît des soucis récurrents de santé. Il doit travailler pour subvenir aux besoins de la famille.

Lorsque son père sort de prison, Antonio peut enfin retourner à l’école. Il réussit le concours d’entrée au lycée de Cagliari où son frère est déjà élève et militant socialiste.

C’est lui qui inculque au jeune Antonio quelques rudiments de marxisme. Le jeune lycéen s’enflamme aussi pour la cause des paysans sardes dénonçant la domination des élites du nord de l’Italie.

Brillant élève, Gramsci obtient une bourse pour l’université de Turin où il adhère au Parti socialiste en 1912. Dans une ville en plein essor où l’on trouve les immenses usines Fiat, il découvre ce prolétariat industriel et massivement syndiqué, peu présent dans sa Sardaigne natale encore majoritairement paysanne.

Étudiant en philologie, il milite activement à l’aile gauche du PSI alors animée par Mussolini. C’est par le journalisme militant que Gramsci trouve sa place.

Sa plume acérée et ses analyses sont rapidement appréciées notamment dans les colonnes d’Avanti ! D’abord partisan de l’entrée en guerre de l’Italie, il se montre ensuite de plus en plus réservé face à cette inutile boucherie humaine qu’est la première guerre mondiale.

En 1917, à l’image de milliers de militants socialistes de l’époque, il tourne son regard vers la Russie avec espoir. Il applaudit à la prise de pouvoir des bolcheviks russes et écrit un texte qui fait date : la révolution contre le Capital. Gramsci y prend position contre une certaine scolastique marxiste propre à la IIème Internationale, qui consiste à penser qu’une révolution socialiste ne peut se dérouler que dans un pays massivement industrialisé.

Les ouvriers turinois sont mis en ébullition par cette victoire des révolutionnaires russes. Entre 1918 et 1920, le socialisme semble à l’ordre du jour dans toutes les grandes villes européennes.

Des insurrections éclatent à Berlin, Munich et Budapest et de puissantes grèves secouent la France et l’Angleterre. À Turin, les ouvriers de la Fiat et ceux du textile occupent leurs usines.

Le PSI et la CGIL (syndicat réformiste proche de la CGT française) soutiennent la mobilisation du bout des lèvres. Gramsci prend lui fait et cause pour les travailleurs en lutte. Pour diffuser ses idées, il crée en 1919 avec d’autres jeunes socialistes radicalisés un nouvel organe : L’ordine nuovo.

Jusqu’en 1920, où la fièvre révolutionnaire retombe, ce journal ne cesse d’encourager les luttes et de défendre les conseils ouvriers comme organes de la révolution.

Cependant, Gramsci comprend la nécessité de doter les masses d’un parti révolutionnaire pouvant les amener à la victoire. Le PSI ne pouvant plus jouer ce rôle, il participe à la fondation du parti communiste italien en janvier 1921.
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Le reflux des grèves et la peur qu’elles ont fait naître dans la bourgeoisie italienne entraîne la montée en puissance du fascisme qui se pose comme alternative radicale au socialisme.

Dès octobre 1922, les chemises noires de Mussolini marchent sur Rome et s’emparent du pouvoir, avec la complicité du roi Victor-Emmanuel III.

Tenant compte des rapports de force et du poids du mouvement ouvrier, Mussolini n’installe sa dictature que par étapes. Dans un premier temps, les partis de gauche sont peu inquiétés et le PCI continue à s’exprimer publiquement bien que l’étau de la répression se referme rapidement sur ses militants.

Gramsci sous-estime peut-être l’emprise du fascisme et notamment son ancrage populaire. Envoyé à Moscou représenter le PCI dans la Troisième Internationale, il rentre en Italie en 1924 où il est élu député.

Il devient également secrétaire général du parti communiste et incarne désormais la figure centrale de l’opposition au fascisme. Pour Mussolini, qui l’a jadis fréquenté, Gramsci devient l’homme à abattre.

Profitant d’une tentative d’assassinat sur sa personne en 1926 le Duce durcit son régime et fait arrêter plusieurs opposants dont Gramsci qui a refusé l’exil.

Jugé au printemps 1928, il est condamné à vingt ans de détention. Épuisé et malade, il meurt derrière les barreaux en 1937.

**La pensée gramscienne :
les Cahiers de prison

Rapportant, durant le procès, les propos de Mussolini sur Gramsci, le procureur déclare « qu’il faut empêcher à ce cerveau de penser ».

La dictature fasciste ne viendra cependant pas à bout de cet esprit puissant tant l’ancien dirigeant du PCI met les neuf dernières années de sa vie à profit.

Il rédige de volumineux carnets où il élabore ses concepts clés. Il doit composer avec la censure de ses geôliers et édulcore parfois certaines formulations pour contourner l’obstacle.

Pris dans leur globalité, ces écrits sont une réflexion foisonnante sur une révolution socialiste réussie et étonnent par la richesse des thèmes abordés.

La culture, pris dans un sens large, y tient une place centrale. Pour Gramsci, les thématiques culturelles sont aussi importantes que les analyses économiques et sociales. S’ils doivent bien sûr être acteurs des luttes sociales, les révolutionnaires ne doivent pas oublier l’importance de la bataille culturelle qui se mène au quotidien dans la société.

Il faut créer les conditions de la révolution sociale dans les esprits et le rôle du parti, qui doit fonctionner comme un intellectuel collectif, est de préparer les masses à un changement de régime social.

La bataille culturelle doit être permanente, c’est une guerre de position de longue haleine permettant de disputer à la bourgeoisie sa domination.

Les classes dominantes exercent leur emprise sur le prolétariat par la possession des moyens de production mais aussi en imposant leurs idées qui deviennent ainsi le sens commun de l’époque.

Pour renverser les rapports de domination et créer les conditions du passage à une société socialiste, la classe ouvrière et ses partis devraient à leur tour être en mesure d’imposer leurs références culturelles afin de prendre la tête d’un bloc historique socialement majoritaire.

Ce bloc historique doit permettre à la classe ouvrière d’agréger d’autres couches sociales opposées à la bourgeoisie mais qui n’ont pas encore adhéré au socialisme. Le bloc historique conduira à l’hégémonie et à la victoire des dominés.

**Gramsci aujourd’hui

Il peut nous être encore utile aujourd’hui. En 2007, après sa victoire présidentielle, Sarkozy n’hésitait pas à proclamer qu’il avait gagné la bataille culturelle.

La résistance du mouvement social et sa défaite en 2012 ont prouvé que le combat idéologique était loin d’être clos. Revenir à Gramsci, c’est se donner les moyens de reprendre notre poste de combat dans la guerre culturelle en cours entre le monde du travail et le patronat, hâtant ainsi la construction d’un nouveau bloc historique socialement et culturellement majoritaire dans la société.

C’est aussi tirer les leçons des expériences staliniennes du XXème siècle. Pour réussir une transformation radicale de la société, éduquer les travailleurs est indispensable et notre fédération ne doit jamais oublier qu’elle doit être un intellectuel collectif au service de cette ambition émancipatrice. ●

Julien GUERIN (77)

Pour aller plus loin :

  • Gaël Brustier, La guerre culturelle aura lien lieu, Milles et une nuits, 2013.
  • George Hoare et Nathan Sperber, Introduction à Antonio Gramsci,
    La Découverte, 2013.
  • Antonio Gramsci, Les cahiers de Prison
    (5 volumes), NRF Gallimard.