Numérique : profs virtuels, problèmes réels !

Peillon a inscrit dans la loi la mise en place d’un « service public de l’enseignement du numérique éducatif et de l’enseignement à distance ». Le fait d’utiliser
le cadre législatif donne un aspect réglementaire
qui doit nous interpeller… Malgré la place importante qu’il occupe,
le fait que la question du numérique n’ait fait l’objet
que de peu de réactions au sein des organisations syndicales
fait craindre qu’elles ne prennent pas la mesure
des modifications profondes que cela va entraîner…

La loi insiste sur les missions du numérique, les atouts supposés en termes pédagogiques (diversifier les modalités d’enseignement…), y compris pour les besoins particuliers (élèves non scolarisés), pour combler les lacunes de l’offre de formation, pour assurer un lien avec les familles, ou encore pour pallier l’insuffisance de formations des personnels. Dans cette optique, les ESPé devront développer une formation spécifique au et par le numérique… Quant au financement des parcs informatiques, il incombe exclusivement aux collectivités territoriales.

Le numérique est déjà présent dans le champ scolaire, les élèves reçoivent un enseignement (TICE) et sont évalués. Au niveau pédagogique, il existe des outils (manuels numériques, tableau interactif (TNI), classes « tablettes ») et des obligations (cahier de textes, ENT, notes en ligne, LPC). L’administration est dotée de logiciels (Base élèves, Sconet, Mosart) qui permettent de contrôler à distance personnels et élèves.

A l’ère du numérique

Le premier argument en faveur du numérique est évidemment le contexte, la modernité dans laquelle l’école doit prendre sa part. Mais nombreux sont ceux qui relèvent également le potentiel inestimable au plan pédagogique : attractivité de l’outil par rapport aux élèves, efficacité dans certaines démonstrations par rapport à la culture livresque, accès démultiplié aux sources d’information…

Pourtant, les limites de l’outil ne tardent pas à se faire jour, tant elles sont nombreuses. L’absence de formation des personnels ne permet pas une utilisation pertinente de ces outils sur le plan pédagogique. Au niveau des élèves, le bénéfice qu’ils tirent de l’apprentissage grâce au numérique n’est pas avéré au niveau cognitif, et rien ne prouve qu’ils apprennent/comprennent mieux. Est-ce que l’utilisation augmentée des écrans n’est pas un problème supplémentaire (addiction, perte de la maîtrise de l’écriture, difficulté à cerner les contours de l’information, illusion d’un accès au savoir…) ? Au niveau des familles, la « fracture numérique » est toujours d’actualité, et dans le cadre d’une gestion déléguée au niveau territorial, quelle est la garantie d’égalité entre les territoires, alors qu’aucun cadrage, qu’aucune péréquation n’est prévue au niveau national ?

Les questions que cela soulève, les dangers potentiels

Pour les élèves, le tout numérique risque d’entretenir la confusion entre écran ludique et informatif, entre « navigation » et travail, compilation et réflexion… Mirage de l’autonomie et du prof virtuel, il véhicule l’idée que l’on peut apprendre seul. Il est présenté comme LA solution pour combattre la difficulté scolaire. Il est avancé comme réponse à l’absence d’offre de formation (et prétexte à supprimer ici ou là un cours de langue à faible effectif…) : solution pour certains élèves non scolarisés (handicapés, hospitalisés…), il représente un réel danger pour d’autres, tels les sans papiers par exemple, maintenus en CRA… Pour l’administration, risque de fichage des élèves et de flicage des profs, il entérine de surcroît la dictature du chiffre, des résultats, des « indicateurs »… Il permet d’imposer des pratiques, et éloigne le prof de son rôle de concepteur : « transmetteur »… de savoir (faire accéder à …), il devient « accompagnateur » de l’élève censé construire son propre savoir. L’élève est renvoyé à sa responsabilité individuelle et le rôle de l’enseignant est dénaturé. Cette déprofessionnalisation (n’importe qui peut « accompagner » un élève) risque fort d’entraîner une modification du métier (qualification, recrutement) et du statut (temps de travail, missions). Sans compter les questions de la propriété intellectuelle (cours en ligne, mutualisation des ressources, etc) ainsi que celle de la porosité entre sphère publique et privée (temps de travail étiré par le vecteur que représente le numérique…).

A qui profite
le tout numérique ?

Cela profite à beaucoup et c’est pour cette raison que c’est compliqué. D’abord, l’argument de la modernité ne peut pas être balayé du revers de la main : l’école a besoin de rester en phase avec le monde qui l’entoure, de façon raisonnée et équilibrée évidemment, et les parents peuvent voir dans l’outil informatique un accès facilité à l’information. Les aspects pédagogiques ne sont pas non plus à négliger.

Néanmoins, si tous sont concernés, certains y gagnent plus que d’autres ! Tout d’abord, l’institution en tire profit, car le tout numérique, poussé au bout de sa logique, c’est moins de profs, moins qualifiés, aux missions dénaturées. C’est un contrôle facilité, et donc une mise au pas, des élèves comme des personnels. Par le rôle dévolu aux collectivités locales, c’est l’éclatement de la norme nationale (équipements, usages, contenus enseignés…). L’autre grand gagnant, c’est le Medef. Même s’il s’appelle « service public », le numérique n’a rien de gratuit, il induit la marchandisation du secteur éducatif, à travers la maintenance, mais aussi le coût des logiciels et didacticiels. Conforme aux préconisations de l’UE et à la stratégie de Lisbonne, il inscrit la France dans la compétition vers l’économie de la connaissance ! Il forme des travailleurs en validant certaines compétences de base, et par là même, met à mal les diplômes, les conventions collectives, le droit du travail…

Il est urgent de s’emparer de cette question : réfléchir, construire des garde-fous, border et délimiter de façon stricte les accès au numérique, tant sur le plan du métier que sur celui de la pédagogie. Sur cette question, il faut dépasser les clivages stériles entre anciens et modernes. L’offensive est en marche, ne perdons pas nos forces et notre temps en arguties. ●

Véronique Ponvert

MARCHANDISATION

Est-ce l’institution qui cherche, à tout prix, à imposer le numérique dès l’entrée à l’école, ou l’entreprise qui fait pression pour obtenir des travailleurs déjà rompus aux nouvelles technologies ? Actuellement, certains tirent profit de la montée en puissance du numérique, et du relatif retard de l’Education nationale en la matière : ce sont toutes les écoles et officines privées qui facturent leurs formations à prix d’or… Le puissant groupe d’enseignement privé Ionis (cf article Le Nouvel Observateur du 4 avril) dispense ses formations, via des écoles comme Epitech, Epita pour la modique somme de 8000 euros par an… D’autres, à travers le pays, pratiquent les mêmes prix, dignes des plus hautes écoles. La magie du numérique fait miroiter des métiers en expansion, des salaires rutilants : un monde virtuel aux valeurs purement marchandes.

Grand patron médiatique à la tête de Free, Xavier Niel a réussi un nouveau coup de communication en annonçant la création de « 42 », une école du numérique qu’il financera entièrement, qui formera 1000 élèves par an, et cela gratuitement. L’entreprise prétend pallier les carences de l’Etat en matière de formation, et à travers cette opération publicitaire, elle distille aussi « l’esprit d’entreprise » vanté par Hollande dans son discours du 29 avril : compétitivité, innovation, profit… On est de plus en plus loin de l’école de J. Ferry.

NOUS SOMMES CERNES !

Le Café Pédagogique et le réseau SCEREN (CNDP-CRDP) lancent en mai et juin un Tour de France du Numérique pour l’Éducation, ils animeront des conférences et des ateliers dans plusieurs régions : ils entendent ainsi rencontrer des enseignants « innovants », partager des pratiques, présenter les applications de windows 8 (!)… Un grand jeu concours permettra de gagner une tablette ! On voudrait donc nous faire croire que les enjeux pour l’éducation passent nécessairement par le numérique…