Tunisie : entre frustration et espérances

A écouter les médias, le chaos règnerait et une guerre civile s’annoncerait.
La réalité est moins dramatique, mais les défis sont considérables au moment où se tient le Forum social mondial dont nous rendrons compte dans notre prochain numéro.

La situation est mauvaise. Faute de croissance, le risque de défaut de paiement de l’Etat n’est provisoirement écarté que par le soutien des Européens et surtout du Qatar. Les perspectives demeurent sombres avec la chute annoncée du tourisme et les effets de la crise européenne. Les grèves sont toujours nombreuses, même si, l’automne dernier, les négociations patronat (UTICA) – syndicat (UGTT) ont pu aboutir à des accords salariaux (qui risquent d’être mis en cause par l’inflation). Des villes manifestent, comme Tataouine, Elkef, Siliana, Ben Guerdan, Sidi Bouzid. Les luttes sectorielles persistent dans l’enseignement, les transports et les centres d’appels… De jeunes chômeurs des régions de l’intérieur ou des quartiers populaires de Tunis se révoltent. S’estimant oubliés des politiques, certains sont attirés par les groupes salafistes et plus rarement par la coalition de gauche du Front Populaire.

La crise politique n’en finit pas. Le gouvernement était en place depuis les élections d’octobre 2011, selon la formule de la « troïka » : les islamistes d’Ennadha, dominants avec deux alliés « laïques » les sociaux-démocrates d’Ettakatol et du Congrès pour la République du président Moncef Marzouki. L’Assemblée nationale constituante, sensée rendre sa copie de projet de constitution en octobre 2012 n’y est toujours pas parvenue. On butte notamment sur la nature du régime, parlementaire (pour Ennadha) ou présidentiel (pour les « laïques »). Ennadha (et son leader Rachid Ghannouchi) est accusée d’agressions contre l’opposition ou l’UGTT, notamment au travers ses « Ligues de protection de la révolution » et de complaisance envers les divers mouvements salafistes radicaux. Ces derniers, frustrés par les lenteurs d’une islamisation rêvée, multiplient les provocations tandis qu’Ennadha est de plus en plus divisé. Face aux islamistes le nouveau parti dominant l’opposition, Nida Tounes, de l’ancien Premier ministre Béji Caïd Essebsi, est accusé de recycler les anciens du parti de Ben Ali. Il se veut « rempart contre l’islamisme » mais ne propose guère de politique alternative.

C’est dans ce contexte, après des mois de surenchère verbale, parfois physique, qu’est advenu le tragique assassinat d’un leader du Front Populaire, Choukri Belaïd.

Pour sortir de cette crise, on parlait depuis des mois d’un gouvernement élargi « d’union nationale ». Après le meurtre de Choukri, le Premier ministre Hamadi Jibali (Ennadha) a proposé un gouvernement « neutre », sans résultats. Il a donc démissionné… ce qui l’a rendu très populaire. Le nouveau gouvernement « transitoire jusqu’aux élections » d’Ali Larayedh, (l’ancien ministre de l’intérieur) n’est qu’une reconduction du précédent, à quelques détails près, dont la nomination à l’intérieur du respecté Lotfi Ben Jeddou.

Un nouveau type
de mobilisations

Entre Ennadha affaibli (mais toujours la principale force politique organisée) et les partis de centre droit (ou gauche) autour de Nida Tounes en « combinazione » dans l’espoir d’une future victoire électorale, la classe politique parait fort éloignée de la société tunisienne. D’autant que la coalition du Front populaire n’est guère opérationnelle, trop prisonnière de sa rhétorique marxiste-léniniste ou nationaliste arabe. Comme le constate l’économiste Hela Yousfi (sur le site Naawat.org) le discours médiatique et politique est cristallisé autour de l’échéancier institutionnel et électoral et des acteurs politiques, toute autre considération économique ou sociale étant supposée périphérique. Pourtant, ajoute-t-elle, « L’ensemble des luttes et mobilisations collectives portent en elles les germes d’un nouveau type de mobilisation socio-politique dont le message est clair : le rejet du modèle néo-libéral et de ses partenaires intérieurs et extérieurs. Elles sont une malédiction pour les élites politiques qui se battent pour le pouvoir et une vraie opportunité pour le processus révolutionnaire ».

Des mobilisations et luttes collectives pour un autre monde, celles dont on va parler à l’occasion du Forum social mondial sur le campus d’Al Manar à Tunis en cette fin mars 2013. ●

Bernard Dreano
(Centre d’études et d’initiatives de
solidarité internationale – CEDETIM)