Chroniques culture de la revue n°40

Une leçon d’anticapitalisme

Dans un petit port de pêche anonyme de Normandie ou Bretagne, un pêcheur est réveillé de sa sieste par un touriste qui s’étonne qu’il ne sorte pas en mer par une aussi belle journée. Le pêcheur lui dit que sa dernière pêche est suffisante pour deux jours. Le touriste se met alors à lui expliquer que s’il continuait à pêcher, il pourrait gagner davantage d’argent, investir dans du meilleur matériel pour pêcher encore plus : acheter un canot à moteur, un chalutier, prendre à son service des marins. Il pourrait alors diversifier ses activités en fondant une fumerie, puis une conserverie, et pourquoi pas un restaurant de poissons. A ce moment-là, il ne partirait plus en mer avec ses employés, se déplacerait en hélicoptère privé, aurait un beau bureau vaste et classieux, serait reçu dans les plus grands hôtels parisiens, etc.
Mais le pêcheur ne partage guère l’enthousiasme envahissant de son interlocuteur. « Et puis quoi ? » lui demande-t-il ? Bien sûr, le touriste trouve bien à répondre quelque chose mais rien qui puisse convaincre notre pêcheur de cesser de profiter ici et maintenant des splendeurs que la mer lui offre déjà après une journée suffisamment remplie. A quoi bon en effet rentrer dans cette course effrénée à toujours plus de profit quand on peut déjà profiter de la vie en se contentant de ce qu’on a ?
L’album s’appelle Une leçon de pêche. Il s’agit de l’adaptation par Bernard Friot d’une nouvelle inédite en français de Henrich Böll. Au final, c’est bien une leçon d’anticapitalisme qu’Emile Bravo nous donne à voir par ses illustrations claires et douces. La fable de l’écrivain allemand a gagné une nouvelle actualité à l’heure de l’épuisement des ressources de la mer. Pendant que le pêcheur poursuit sa sieste, « dans les flots paisibles (…) les poissons qu’on n’a pas pris sautent joyeusement ». ●

Stéphane Moulain

Heinrich Böll, Emile Bravo, La leçon de pêche,
P’tit Glénat, 12,2 euros.

Musique/
Jazz :
découvrir un duo

Un piano, une voix féminine, un accord curieux et semé d’embûches. Comment concilier
les instruments ? Comment faire passer
les sentiments sans tuer les paroles ? Comment écrire ? A toutes ces questions, Ran Blake
et Jeanne Lee avaient commencé à apporter
des réponses. Jeanne nous a quitté, reste les enregistrements qu’elle a réalisé notamment ceux chez Owl Records de Jean-Jacques Pussiau.

A leur tour, le « Lilith Duo », Isabelle Calvo, vocaliste, Arnaud Becaus, pianiste, s’inspirant
des précédents – sans les copier, surtout pas – veulent répondre. Leur album, « My favorite songs » est une réussite. Il ne faut pas craindre
de le dire. Quelque chose de nouveau est en train d’arriver qu’il ne faut pas rater.

Ils osent s’attaquer à « My favorite things » – deux versions – et Isabelle Calvo a écrit ce texte qui vous restera dans les oreilles,
« La lettre de la femme infidèle »…

N.B.

« My favorite songs », Lilith Duo, Wild 002, www.wildscatprod.com

Le journal de Blumka

La vie des orphelins avant guerre n’était pas très drôle. Particulièrement s’ils étaient juifs et polonais. Pourtant, il existait alors à Cracovie un orphelinat dirigé par le docteur Korczak qui utilisait des méthodes d’éducation très respectueuses. Pour l’évoquer, les éditions Rue-du-Monde publient sous forme d’album le journal fictif d’une de ses pensionnaires. Faites de dessins grisés et de feuilles de cahier d’écoliers collés, les illustrations évoquent ce temps d’avant le papier glacé, le temps d’enfants insouciants même s’ils ont déjà été durement éprouvés par la vie.
Les tranches de vie restituées dans ces pages donnent à voir une pédagogie refusant toute contrainte exercée sur les enfants, la priorité donnée à la parole, la responsabilisation par la participation aux tâches collectives, la valorisation de toutes les compétences, même modestes, la promotion de loisirs non dirigés, la mise en place d’un « tribunal des enfants », etc. Elles forcent encore notre admiration et pourraient encore nous inspirer.
Korczak incarnait tout ce que les nazis exécrait. Lui et les enfants ont ensuite été victimes du génocide. Une bien belle manière de leur rendre hommage.

Stéphane Moulain

Iwowa Chmielewska,
Le journal de Blumka,
Rue-du-Monde, 17,50 euros.