« Une colonisation capitaliste de l’école », entretien avec Francis Vergne

◗ Ecole Emancipée : En tant que co-auteur de la “Nouvelle école capitaliste”, peux-tu préciser le contexte de l’écriture de ce livre ?

Francis Vergne : L’idée de ce livre collectif a commencé à germer dans le cadre du chantier « Politiques néolibérales et action syndicale » de l’Institut de recherche de la FSU que nous animons Christian Laval, Pierre Clément, Guy Dreux et moi même depuis cinq ans. Nous avons recueilli une masse considérable d’observations convergentes autour des dégâts opérés par le néolibéralisme sur l’école à tous les niveaux et sous toutes les latitudes. Restait à les relier en les rapprochant de l’évolution du capitalisme contemporain, à en restituer la cohérence et donc à caractériser le type d’école façonné par cet ordre nouveau et terriblement régressif. Ce à quoi la « Nouvelle école capitaliste » s’emploie.

◗ EE : Pourquoi « nouvelle » ?

F.V. : Nouvelle parce que l’école néolibérale ne fait pas que servir à la reproduction sociale et à la légitimation de celle ci comme l’avaient montré les travaux de la sociologie critique de l’école des années 70 avec Beaudelot et Establet et surtout Bourdieu. Elle garde cette fonction, mais en plus, elle devient intrinsèquement capitaliste. En s’intégrant à « l’économie de la connaissance », elle tend de plus en plus à se définir et à fonctionner comme entreprise de valorisation du capital humain et à n’être plus que cela. La nouveauté est qu’elle se plie de l’intérieur aux normes du capitalisme, en particulier celles de la compétition et de la concurrence généralisées. Il faut prendre la mesure de ce qui se joue. A la fois la destruction du service public d’éducation et une réorientation fondamentale de l’école, détournée de ses finalités éducatives premières et mise en marché. Il y a bien une phase inédite de colonisation capitaliste de l’école.

◗ EE : Est-ce à dire que c’était mieux avant ?

F.V. : Non, mais il est assez évident qu’aujourd’hui, c’est pire ! Mais je ne pense pas que le problème se pose en ces termes. Nous n’avons pas pour référence l’école d’avant, celle par exemple de la troisième République avec sa ségrégation de classe et son apologie du colonialisme. D’une façon plus générale les oppositions entre modernisateurs et conser­vateurs comme entre pédagogues soucieux de l’épanouissement de l’enfant et républicains défenseurs du savoir masquent l’essentiel, à savoir la normalisation globale de l’école dans ses finalités, ses contenus, sa pédagogie. Or, ce que cette normalisation a de paradoxal et de déroutant est qu’elle se pare des atours de la réforme, mais aussi de l’autonomie, d’une attitude active et positive du sujet. Elle fait passer ainsi ceux qui résistent à ces changements là pour passéistes et conservateurs. Il y a là un piège dans lequel trop de prétendus progressistes sont tombés.

◗ EE : Tu peux préciser ?

F.V. : Dans un contexte général d’acceptation du cours du monde tel qu’il va et d’effondrement des projets émancipateurs, la question scolaire s’est trouvée déconnectée de la question sociale. Au nom du dépassement de blocages bureaucratiques ou encore de la dénonciation de l’élitisme républicain, une place particulière a été prise par une pédagogie psychologisante de mobilisation des « ressources humaines » qui, sans voir plus loin que cela, s’est complètement accordée avec le type de gouvernement des conduites et des comportements propres à la rationalité néolibérale. C’est la pédagogie du « coach » qui enjoint au sujet de se mobiliser et d’entretenir ses compétences en permanence, de positiver. Ce qui concourt à former ou plutôt à formater un sujet « entrepreneur de lui-même », libre de ses choix et de ses « investissements éducatifs », soucieux au plus tôt de son employabilité. L’anthropologie néolibérale y trouve pleinement son compte. Pour elle, passe-moi l’expression : l’homme est capital !

◗ EE : Alors, que faire ?

F.V. : Nous sommes sans doute dans une phase paradoxale où le néolibéralisme, y compris scolaire, a beaucoup perdu en légitimité, mais où les résistances peinent à converger et surtout à construire le rapport de force nécessaire pour gagner et à dessiner une alternative. Mais, pour prendre les choses sous un autre angle, le ravalement du travail et des travailleurs intellectuels au rang d’agents des valorisations de plus en plus intégrés au commandement capitalistique (ce que Marx appelait déjà le « Général intellect » ) est une évolution à double face où la prolétarisation objective qui en résulte n’est pas forcement une mauvaise nouvelle.

◗ EE : Mais encore…

F.V. : Je veux dire par là que peut s’ouvrir un nouvel horizon de la lutte des classes et se poser dans des termes renouvelés la question des alliances. L’attachement à une culture de métiers que l’on s’acharne à détruire ne s’oppose pas à la construction d’autres liens ni à l’appartenance revendiquée à un ensemble plus vaste. Clin d’œil historique, il me semble que les instituteurs désobéissants des années 1905-1910 se définissaient dans la revue L’École Émancipée comme des « prolétaires intellectuels ». Aujourd’hui, les enjeux sont à la fois épistémologiques, sociaux et politiques. D’où l’appel à un renversement de perspective. En somme : prolétaires de tous les métiers, de tous les pays et de tous les espaces de l’enseignement, de la recherche et de la culture, unissons-nous ! ●

Propos recueillis par Véronique Ponvert

Petite bibliographie de Francis Vergne

– Savoirs et questions sur l’insertion et la transition professionnelle, 1999 Col. Cahiers de l’Institut.
– De l’école à l’emploi : attentes et représentations, 2001 Editions Syllepse et Nouveaux Regards.
– L’avenir n’est pas à vendre : un autre regard sur l’orientation scolaire et professionnelle 2005 Editions Syllepse et Nouveaux Regards.
– Formation profesionnelle. Regard sur les politiques régionales. Avec Yves Baunay. 2006 Col. Comprendre et agir. Editions Syllepse et Nouveaux Regards.
– Mots et maux de l’école. Petit lexique impertinent et critique, 2011 Editons Armand Colin.

Poursuivre la réflexion…

Le chantier « Politiques néolibérales et action syndicale » de l’Institut de Recherche de la FSU animé par Pierre Clément, Guy Dreux, Christian Laval et Francis Vergne poursuit son travail de réflexion et d’échanges. Le thème annoncé pour le séminaire (laïc bien sûr…) public de l’année 2011-2012 est celui des Résistances et alternatives, proposant de passer de la nouvelle école capitaliste à un nouveau projet éducatif.

Le texte de présentation est publié sur le site de L’institut de la FSU ainsi que les dates des prochaines séances du séminaire qui, rappelons-le, sont ouvertes à toutes et tous.