« Tempête sous un crâne » ou quand les élèves de banlieue lisent Hugo

A l’heure où la loi d’orientation fait de l’Ecole un débat national et où le gouvernement s’oriente vers les vieilles recettes des « pédagogistes » (moins de cours, moins d’exigences, l’Ecole du socle), le film Tempête sous un crâne de Clara Bouffartigue nous montre qu’une autre voie est possible, celle d’une école ambitieuse pour les élèves.

quand il montre l’Ecole, le cinéma nous sert souvent des caricatures. On se souvient de la palme d’or du festival de Cannes 2008, Entre les murs, la belle énergie des ados du « 9-3 » avait fasciné la critique, quitte à éclipser l’essentiel, l’acte de transmission du savoir. Ce qui se passe « entre les murs » de la classe reste un mystère pour qui n’est pas du métier. Événement rare, le documentaire de Clara Bouffartigue sorti le 24 octobre réussit enfin à capter cette alchimie entre un prof et ses élèves, en suivant au plus près le travail quotidien de deux jeunes professeures, l’une de français, l’autre d’arts plastiques, dans un collège de banlieue. Pendant la projection, les enseignants auront l’impression de se retrouver au boulot. Quant aux autres, ils verront sans doute pas mal de leurs préjugés voler en éclats : en totale empathie avec son sujet, la caméra donne à voir et à entendre comme jamais l’acte d’enseigner.

Enseigner,
c’est s’adresser à des élèves

Ce qu’on entend, c’est le tohu-bohu des intercours, les « chhhh… » rituels qui tentent d’apaiser le chaos, le silence miraculeux qui s’instaure, enfin, autour d’un poème de Rimbaud ou d’un fil de fer à dompter… Ce qu’on voit, c’est, pendant le cours, la bienveillance et la rigueur déployées par les enseignantes, les trésors de patience et de calme, l’humour aussi, qui permet de désamorcer bien des conflits ; après le cours, l’immense fatigue, le doute, la solitude face aux copies, les moments de réflexion pédagogique, les échanges entre collègues, où la même question lancinante revient : comment les faire réussir ?

Aucun misérabilisme. C’est en banlieue parisienne, mais ça pourrait être Rouen, Marseille, Maubeuge. Les turbulences sociales, qui apparaissent en filigrane, ne sont qu’un des ingrédients de la pâte humaine qu’il s’agit de pétrir. Le film réalise un exploit : toucher à l’universel tout en restant merveilleusement incarné. On n’oubliera pas de sitôt le visage, tantôt harassé, tantôt rayonnant de ces deux enseignantes, ni celui, soucieux, de leur collègue CPE, ou de cette principale énergique, capitaine d’un vaisseau en « tempête » permanente qui, le temps d’une accalmie, se laisse brièvement aller aux larmes.

Des enseignant-e-s formé-e-s
et plein-e-s d’ambition

Si le film démontre quelque chose, c’est que la tâche des enseignants, hier comme aujourd’hui, ne s’improvise pas, qu’elle repose sur une haute maîtrise de sa discipline et sur une ambition solide pour tous. On reste épaté devant la qualité du travail accompli. La prof de français navigue dans Corneille, Hugo et Zola, s’exprime dans une langue constamment châtiée, ne cède pas un pouce d’exigence, et réussit à faire rédiger à ses quatrième des bijoux d’éloquence. On est bien au-delà du « socle commun de connaissances et de compétences » dicté par les épiciers de l’OCDE… et ça marche !

Le film rappelle au passage des évidences trop oubliées : que, si le savoir se construit dans une dynamique d’échange avec la classe, il reste l’apanage du prof ; qu’enseigner, c’est forcément éduquer ; que la pratique artistique devrait occuper à l’école une place centrale ; que l’école a besoin de moyens humains plus que d’ordinateurs… et qu’une « refondation » totale s’impose, si on ne veut pas continuer à voir une « orientation » absurde ruiner des années d’efforts, ou des élèves dits « perturbateurs » broyés par la violence d’un système dont ils ne comprennent pas la finalité.

Un film militant ?

C’est un film qu’il faudrait d’urgence montrer à M. Peillon et ses conseillers – et qui vaut bien les paroles des « experts ». Mais au-delà des pistes de réflexion qu’il ouvre, et de l’optimisme qu’il insuffle à tous les acteurs de l’Education, Tempête sous un crâne se regarde aussi comme un beau film de cinéma. Instants suspendus qui s’attardent sur le visage des adolescents, leurs tenues, leurs attitudes ; saisons qui défilent dans les branchages des arbres de la cour ; natures mortes de chaises empilées, chorégraphie de la principale qui joue au chat et à la souris avec un élève chahuteur… Oui, il y a bien de la vie et de la poésie « entre les murs »… et aussi, fort heureusement, de la pédagogie, la vraie, de celle qui « élève ».

Fanny Capel,
Elisabeth Hervouet