La question nationale confrontée à la crise sociale

La question indépendantiste en Espagne n’est pas nouvelle
et n’a pas été réglée par le développement d’états autonomes.
Les effets du jugement du tribunal constitutionnel de 2010, invalidant
des articles du nouveau statut d’autonomie de la Catalogne,
et ceux de la crise se sont conjugués pour relancer les mouvements indépendantistes, de droite comme de gauche.

La très importante manifestation qui a eu lieu à Barcelone le 11 septembre dernier derrière le mot d’ordre « Catalunya, nouvel état de l’Europe » représente un changement dans la vieille histoire des tensions qui se produisent périodiquement entre le nationalisme espagnol dominant, d’une part, et la demande de reconnaissance nationale dans des conditions d’égalité de Catalunya (la Catalogne espagnole) mais aussi d’Euskal Herria (le Pays basque espagnol) et dans une moindre mesure, de Galiza (la Galice).
L’instauration de la dictature franquiste a conduit à l’imposition d’un « national-catholicisme » pro-Espagne, ultra conservateur et répressif sur les différentes questions identitaires (par exemple contre l’utilisation de la langue catalane, basque ou galicienne) qui n’a cependant pas pu empêcher, au moment de sa chute, la réapparition avec une force exceptionnelle de mouvements en faveur de l’autodétermination.

Un vieux conflit qui s’aggrave dans la cadre
de la crise de l’euro zone

La période mythifiée de la « Transition politique » espagnole de la fin des années 1970 fut à nouveau une occasion manquée dans laquelle tant le PSOE(1) que le PCE ont une haute part de responsabilité. Sur cette question comme sur d’autres, au nom du « consensus », ces partis se sont rangés aux avis du secteur réformiste de la dictature. En effet, la Constitution qui fut alors approuvée mentionne « l’indissoluble unité de la Nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols », aux côtés d’autres articles comme celui qui accorde au Roi son rôle de symbole de l’unité de l’état, aux forces armées la défense de « l’intégrité territoriale » ou celui qui interdit la fédération entre les Communautés Autonomes.

Le développement d’états autonomes a certes permis un degré important de décentralisation politico-administrative et une autonomie fiscale pour le Pays Basque et la Navarre. Cela a pu convenir à certaines Communautés Autonomes, mais celles dans lesquelles il existe un fort sentiment national, autre qu’espagnol, n’en sont pas satisfaites. D’autant plus que la Constitution elle-même autorise la suspension de l’autonomie des Communautés qui agiraient « de façon à attenter gravement à l’intérêt général de l’Espagne ». Un argument qui, dans certains médias et également chez des dirigeants politiques, est utilisé pour s’opposer à un référendum ou à une consultation sur l’indépendance du gouvernement catalan.

Tout cela sans oublier le rôle fondamental joué, dans l’imaginaire d’une droite espagnole issue du franquisme, par la défense de « l’unité de l’Espagne » comme instrument de cohésion de sa base sociale face aux « nationalismes périphériques ». Une façon de mettre la question sociale au second plan. C’est ce qui explique les résistances face aux différentes tentatives en faveur d’une « lecture ouverte » de la Constitution : une lecture qui a pour objectif d’avancer vers un processus fédéraliste effectif, dans lequel les autres réalités nationales se sentiraient traitées de façon égalitaire par rapport à la nation espagnole.

Les limites
des états autonomes

C’est ce blocage qui s’est produit lorsque, en février 2005, le Parlement basque, a évoqué la possibilité d’exercer le droit de décision sur son devenir. Le PSOE, qui dans les dernières années du franquisme défendait ce droit, ne s’est pas fondamentalement distingué des autres partis en ce qui concerne le nationalisme espagnol. Excepté, lors de la première législature de Zapatero, quand le gouvernement s’est timidement risqué à accepter la proposition de réforme du statut de l’état catalan. Mais, finalement, il a fini par obliger le Parti socialiste de Catalogne à accepter des amendements imposés par le Parlement espagnol et plus tard, par le Tribunal Constitutionnel.

C’est justement le refus par ce tribunal de la réforme statutaire en juillet 2010 qui fut le détonateur de l’avancée rapide des positions indépendantistes en Catalogne. A cela, sont venus s’ajouter les effets de la crise économiques et du système capitaliste de 2008, avec ses conséquences sur le sentiment d’injustice quant au système des financements inter-territoriaux. Cette question est habilement exploitée par le gouvernement catalan, nationaliste et de droite d’Artur Mas (CiU)(2), qui rend « Madrid » responsable des coupures budgétaires dans le domaine social qu’il a appliqué cette année et que, sans aucun doute, il continuera à appliquer dans le futur.

Paradoxalement, ce refus d’un fédéralisme plurinational interne va de pair avec une perte de souveraineté « depuis le haut » (OTAN, Union Européenne, euro-zone) de l’état espagnol. Ce contraste est encore plus criant en pleine crise, face aux « sauvetages » des pays, à l’imposition de la « règle d’or » de la lutte contre le déficit et à la question du paiement de la dette (qui a été inclue dans la Constitution à la fin du mois d’août 2011), dette qui affecte aussi les Communautés Autonomes.

La montée
des indépendantismes

En conséquence, les pressions pour une recentralisation de l’état espagnol (soutenue malheureusement par une partie importante de la population espagnole) alimentent la montée des nationalismes de droite comme de gauche.

Les résultats des récentes élections basques – les premières depuis l’arrêt définitif des activités armées de l’ETA – ont également confirmé l’existence d’une majorité « souverainiste » dans cette Communauté Autonome, avec deux concurrents en lice pour l’hégémonie : le PNV (droite nationaliste) et EH-Bildu (coalition de partis de la gauche nationaliste et d’un secteur minoritaire issu d’Izquierda Unida(3)). Le débat entre ces deux forces portent sur le modèle de société.

En Galice, si le PP(4) a confirmé sa majorité absolue grâce au système électoral en vigueur, il faut désormais compter avec l’émergence d’une coalition entre indépendantistes, fédéralistes et écosocialistes, qui semble connectée avec une nouvelle vague de radicalisation face aux coupes budgétaires dans le secteur social de cette Communauté.
Nous sommes donc dans un nouveau paysage où deux lignes de confrontation prédominent :

– la première, qui conduit à la polarisation sociale croissante entre, d’un côté, une droite (PP et CiU principalement) au service de l’Europe de l’austérité et, d’un autre côté, un bloc social pluriel dans lequel les principaux protagonistes sont les syndicats et les mouvements comme le 15M ; la grève du 14 novembre servant de test du rapport de force.

– la deuxième, qui oppose une réaffirmation du nationalisme espagnol centralisateur aux aspirations souverainistes et indépendantistes d’importants secteurs de la citoyenneté en Catalogne. Les élections catalanes du 25 novembre apparaissent comme une date clé pour vérifier jusqu’à quel point l’actuel président de la Generalitat et son parti (CiU) vont obtenir une majorité suffisante – seuls ou avec Esquerra Republicana(5) – afin d’assumer le défi de la consultation populaire qu’il dit vouloir convoquer malgré les obstacles constitutionnels. L’expérience du Québec et l’annonce d’un référendum en Ecosse en octobre 2014 jouent sans aucun doute en faveur de la légitimité de cette consultation, mais la pugnacité du nationalisme espagnol dominant, appuyé sur la Constitution faite à sa mesure, joue contre elle.

En outre, il ne faut pas oublier que nous assistons à une crise de légitimité du gouvernement PP – avec, pour une grande part de son électorat, un sentiment croissant de défiance électorale. Des symptômes de crise de régime qui affectent également la monarchie.

Dans ce panorama, la responsabilité de la gauche, au niveau de l’état, est de savoir articuler tant la lutte contre ce régime fidèle à la « dictature des créanciers », que la défense du droit à l’autodétermination et à l’indépendance de Catalunya et Euskal Herria. Ce n’est pas une tâche aisée. Pas plus que ne l’est le fait que les partis de gauche, dans ces Communautés, doivent combattre ouvertement les projets néolibéraux des partis de droite qui, exploitant de façon intéressée les sentiments nationaux respectifs, ne questionnent absolument pas l’Europe néolibérale de la Troïka et de Merkel.

Jaime Pastor,
professeur de sciences politiques
à Madrid

1) PSOE : parti social démocrate espagnol.

2) CiU : parti nationaliste néo-libéral catalan.

3) Izquierda Unida : Gauche Unie
(reconfiguration du PCE).

4) PP : Parti Populaire (Droite issue du Franquisme).

5) Esquerra Republicana : Gauche modérée nationaliste catalane.